Satan Tamagotchi

 

Source : Plaidoyer en faveur de l’intolérance par Slavoj Žižek, éditions Climats, relecture dix-sept ans après.

Peu importe que certains théologiens conservateurs aient, déjà en Europe, proclamé que le Tamagotchi était la dernière incarnation de Satan, dans la mesure où, en termes éthiques « Satan » est le nom donné à l’immersion de soi solipsiste, à l’ignorance absolue de toute compassion aimante pour son prochain. La compassion et l’attention fausses pour un jouet digital ne sont-elles pas infiniment plus perverses qu’une simple et directe ignorance égoïste des autres, puisqu’elles viennent brouiller d’une manière ou d’une autre la différence même entre l’égotisme et la compassion altruiste ?

Quoi qu’il en soit, n’en va-t-il pas de même également pour toutes les sortes d’objets inanimés avec lesquels jouent les enfants et les adultes sous la condition du désaveu fétichiste (« je sais très bien qu’il s’agit juste d’un objet inanimé, mais je me comporte néanmoins comme si je croyais être en présence d’un être vivant »), des poupées pour enfants aux poupées gonflables pour adultes pourvues de trous appropriés pour une pénétration ?

Deux modalités distinguent le Tamagotchi du jouet inanimé usuel : par contraste avec une poupée, le Tamagotchi n’aspire plus à imiter, d’une manière aussi réaliste que possible, les contours de ce qu’il remplace : il ne « ressemble » pas à une marionnette, ni à une femme nue ; nous assistons à une réduction radicale d’une ressemblance imaginaire au niveau symbolique, à l’échange de signaux ; c’est-à-dire que le Tamagotchi est un objet qui émet simplement des signaux-demandes ; par contraste avec une poupée, qui est passive, un objet docile avec lequel nous pouvons faire ce que nous voulons, le Tamagotchi est totalement actif, c’est-à-dire que la règle du jeu est qu’il a toujours l’initiative, que l’objet contrôle le jeu et nous bombarde de revendications.

Et, pour risquer l’hypothèse la plus audacieuse : la conséquence ultime de tout cela pour un matérialisme n’est-elle pas que Dieu lui-même est l’ultime Tamagotchi, fabriqué par notre inconscient, et nous bombardant d’inexorables exigences ? Le Tamagotchi n’est-il pas l’Entité virtuelle, inexistante en elle-même, avec laquelle nous échangeons des signaux et dont nous nous conformons aux demandes ? Le caractère non imaginaire du Tamagotchi, qui ne s’efforce plus de ressembler à l’animal de compagnie qu’il représente, ne relève-t-il pas particulièrement de la tradition judéenne, et de son interdit quant à la production d’images divines ?

Une nouvelle fois, peu importe que, pour certains théologiens, le Tamagotchi soit l’incarnation de Satan : il met à nu le mécanisme du croyant avec Dieu, puisqu’il démonte comment est possible un échange de symboles intense et humain avec une entité purement virtuelle, n’existant qu’au titre de simulacre interface. En d’autres termes, le Tamagotchi est une machine qui nous permet de satisfaire notre besoin d’aimer notre prochain…

Le charme de cette solution réside dans le fait que ce que l’éthique traditionnelle envisageait comme l’expression la plus haute de votre humanité, le besoin compatissant de prendre soin d’un autre être humain, soit traitée comme une sale pathologie idiosyncrasique qui devrait être satisfaite dans la sphère privée, sans ennuyer vos semblables, vos contemporains.

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