Prémonitoire

 

Source : Plaidoyer en faveur de l’intolérance par Slavoj Žižek, éditions Climats, relecture en cours, dix-sept ans après.

À l’aune des critères politiques traditionnels, nous vivons sans aucun doute des temps étranges. Penchons-nous sur la figure paradigmatique de l’extrême droite d’aujourd’hui, les milices fondamentalistes millénaristes aux U.S.A. N’apparaissent-elles pas souvent comme une vision caricaturale des groupuscules séparatistes de l’extrême gauche militante des années 1960 ? Dans les deux cas, nous avons affaire à la logique anti-institutionnelle radicale : l’ennemi ultime est l’appareil d’État répressif (FBI, armée, système judiciaire) quoi menace la survie même du groupe, organisé comme un corps extrêmement discipliné afin d’être capable de résister à cette pression.

L’exact contraire de cela, c’est l’idée d’une Europe unifiée en tant qu’État social, fort, « garantissant le minimum de droits sociaux et la sécurité sociale contre l’offensive de la globalisation », défendue par un gauchiste, Pierre Bourdieu. Il est difficile de s’abstenir d’ironiser devant un intellectuel d’extrême gauche élevant des remparts contre le pouvoir corrosif global du Capital tant loué par Marx. Tout se passe en fait comme si les rôles, aujourd’hui, étaient échangés : les gauchistes soutiennent l’État fort au motif qu’il représente la dernière garantie des libertés sociales et civiles face au Capital, alors que les gens de droite diabolisent l’État et ses appareils en les présentant comme la machine terrorisante ultime.

Le postulat sous-jacent à ces étranges renversements est le fait que la gauche modérée d’aujourd’hui, de Blair à Clinton, accepte silencieusement la dépolitisation de l’économie ; à cause de cela, la seule force politique sérieuse qui persiste à questionner la règle indiscutée du marché est l’extrême droite populiste de Buchanan aux U.S.A. et de Le Pen en France. Lorsque Wall Street réagit négativement à la baisse du taux de chômage, le seul à établir le constat évident que ce qui est bon pour le Capital n’est manifestement pas ce qui est bon pour la majorité de la population, fut Buchanan.

Loin du vieux diction comme quoi l’extrême droite dit ouvertement ce que pense ouvertement la droite modérée, sans oser le formuler en public (le fait d’assumer ouvertement son racisme, la nécessité d’une autorité forte et de l’hégémonie culturelle des « valeurs occidentales », etc) nous nous dirigeons donc vers une situation où l’extrême droite dit ouvertement ce que la gauche modérée pense secrètement, sans oser le formuler en public : la nécessité de mettre un terme à la liberté du Capital. 

Commentaires