Pris sur Academia.edu. L’histoire de l’occultisme en Russie soviétique dans les années 1920-1930 par Konstantin Burmistrov, traduction partielle de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
Mouvements ésotériques
dans la Russie d’après la Révolution.
Après la Révolution
de 1917, il existait quelques liens idéologiques et organisationnels entre les
cénacles occultistes russes, les cercles prérévolutionnaires et les occultistes
restés en Russie, mais il faut garder à l’esprit qu’à partir du début des
années 20, toute publication, y compris dans des périodiques, était devenue
impossible, bien que la littérature ésotérique du dix-neuvième siècle, russe et
européenne, demeurait accessible. Parallèlement, il existait une littérature
auto-publiée, et même des traductions d’articles étrangers, mais qui circulait
anonymement, sous forme de manuscrits ou de tapuscrits qui n’excédaient pas 100
exemplaires, ou parfois une dizaine.
La personnalité la
plus importante de ces milieux était Grigori Ottonovitch Mebes ou Miobes ou
Möbes (1868-1934), professeur de mathématiques, de physique et de français. À
la fin des années 1910, Mebes devint Inspecteur général de la section
pétersbourgeoise de l’Ordre Martiniste ; vers la même époque, il donnait
des cours sur les arcanes du tarot, proches de Papus et de sa kabbale. Ces
cours furent publiés sous forme de plaquettes portant le titre « Cours
Encyclopédique d’Occultisme enseignés par le Vénérable Maître Ancien, année
académique 1911-12. »
La même année,
Mebes proclamait l’indépendance du Martinisme russe après avoir fondé la
Section Autonome Martiniste de Rite russe, « Avtonomnyi razriad
martinizma russkogo poslushania », où il officiait comme Maître
invisible, et qui, après 1916, prendrait le nom d’Ordre Martiniste de Rite
Oriental, tout en maintenant des liens avec le périodique russe occultiste le
plus important, l’Izdia (1903-1913) et sa maison d’édition éponyme,
dirigée par l’Inspecteur général, historien, publiciste et bibliographe Ivan
Kazimirovitch Antoshevsky (1873-1917) ; après la mort de ce dernier, son
poste serait repris par Vassily Bogdanov (1877-1926 ?), disciple de Mebes
et ex-théologien.
La première Loge
martiniste russe avait été fondée en 1899 par le comte Valérian Valérianovitch
Mouraviev (1861-1922), célèbre diplomate et agent militaire en France, lequel
fut remplacé en 1910 par le comte polonais Ceslaw Czynski (1858-1932), lequel
était également initié aux hauts degrés de l’Ordo Templi Orientis et de l’Église
catholique gnostique. Après le schisme de 1912, le martinisme moscovite demeura
fidèle à l’obédience parisienne et poursuivit ses activités jusqu’en 1923, sous
le patronage de Piotr et D. Kaznacheev.
Ces cénacles
martinistes influenceraient considérablement l’occultisme russe des années 1920
dont la majorité des Maîtres et activistes furent proches de Mebes et de son
système. L’Ordre maintint ses activités pendant la Guerre civile jusqu’aux
premières années du régime Soviétique.
La plus importante
de ces filiales était la Société pour la Renaissance de la Pure connaissance,
« Obshchestvo vorozhdeniia chistogo znaniia » ainsi que
l’Ordre Martinésiste, une sous-section de l’Ordre Martiniste, tous deux fondés
par Maria Nesterova (1878-1932 ?), la propre femme de Mebes qui ouvrit au
sein de cette dernière société un cercle de méditation, fermé aux profanes, Le
Groupe Prométhée. Au cours de la Guerre civile (1918-1922), Mebes et ses
collègues donnèrent des conférences à leurs plus fidèles disciples au sein de
ce groupe restreint ; elles portaient sur la kabbale (Mebes), sur
l’histoire de la religion (Nesterova) et sur l’histoire de la franc-maçonnerie
(Boris Astromov) mais on y suivait également des cours pratiques de
télépathie et de psychométrie, en plus des séances de méditation collective.
Le juriste Boris
Astromov (1833-1941 ?), disciple de Cesare Lombroso, avait été initié dans
une loge maçonnique italienne en 1909 ; il joua ensuite un rôle déplorable
dans l’histoire de l’occultisme russe des années 20. En 1919, Mebes le nomma
Inspecteur Général de l’Ordre martiniste, mais Astronov quitta l’Ordre après
une dispute et en 1921, il fonda la Maçonnerie Russe autonome, « Russkoe
avtonomnoe masonstvo » puis la Grande Loge Astreia, « Velikaia
Lozha Astreia » ; en 1925, il contacta l’OGPU pour lui offrir ses
services d’informateur et il livra à la Tcheka des informations substantielles
sur les divers cénacles ésotéristes de Russie soviétique, y compris l’Ordre
Martiniste. Ainsi, il prépara le terrain aux vagues de répression successives
qui allaient balayer l’underground à partir de 1926 et mener à l’arrestation de
nombreux ésotéristes, y compris dans le cercle de Mebes, ce qui donnerait lieu
à l’Affaire de Leningrad.
D’autres cercles
ésotériques étaient toujours opératifs à Moscou, à la veille de la Révolution
et ils perdurèrent. Ainsi, on retiendra le Sphinx, société de Georgi Loboda
(1876-1926 ?) ; ce dernier participa à une commission d’étude pour
l’étude des phénomènes psychologiques à l’Institut neurologique, entre 1923 et
1924, avant d’être arrêté et déporté en 1926.
Le Sphinx
(1916-1918) comportait parmi ses membres Semiganovsky et Barchenko et publia
une anthologie occultiste. Parmi les autres conventicules, on peut citer
L’Ordre des Chevaliers du Saint Graal, « Orden rytsarei sviatogo
Graalia » fondé par Alexis Gaucheron de la Fosse
(1888-1930 ?) ; le cercle d’Antonin Semiganovsky, Fraternité du
Travail réuni, « Erdinoe trudovoe bratstvo », présidée par le
docteur et auteur de science-fiction Alexander Barchenko (1881-1938) ainsi que
la section russe de l’Ordre occulte des Philalèthes.
Tous ces
groupuscules exercèrent une influence significative sur les ésotéristes des
années 20, lesquels furent contraints de changer leur mode d’opération. Comme
ils ne pouvaient plus poursuivre leurs activités relativement au grand jour, ni
publier leurs travaux, ils entrèrent en occultation profonde.
L’Ordre Emeth
Redivivus.
L’Ordre Emeth
Redivivus fut fondé en 1926, à Moscou, par l’économiste et occultiste
« professionnel » Evguény Karlovitch Teger (1890-1940 ?) et par
le météorologiste et médecin Vadim Karlovitch Chekhovsky (1902-1929) lequel
s’intéressait particulièrement à la télépathie et à la parapsychologie. D’après
le témoignage que ce dernier donna à l’OGPU lors de son arrestation, le nom Redivivus
désignait l’Unité renouvelée des trois degrés de l’être, mental, astral, et
physique, désigné par les trois lettres-mères du Sefer Yetsirah, aleph,
mem, shin, qui forment l’acronyme Emeth, Vérité ou « Dieu est vérité. «
Au départ,
l’organisation dépendait de l’Ordre Martiniste présidé par Czeslaw Czynski et
Mebes. Mais un autre groupe secret baptisé Emeth aurait également opéré à
Pétersbourg entre 1900 et 1910 et celui de Moscou en aurait reçu les modes
initiatiques ainsi que la littérature adéquate à partir des années 1920. Les
membres de l’Ordre se désignaient comme des rosicruciens et leur organisation
était une « section de l’Ordre kabbalistique de la Rose et de la Croix »,
dont le centre se situait en France.
En fait, il
s’agissait du mouvement néo-rosicrucien de Joséphin Péladan et de Stanislas de
Guaïta et qui, en Russie, était dirigé par Mebes. L’Ordre était censé
« surpasser toutes les milieux occultistes, y compris maçonniques »
et s’était donné pour but de « réaliser la théorie par l’obtention pratique
de pouvoirs qui permettaient l’implémentation » c’est-à-dire « de réaliser
l’initiation magique à une échelle mondiale. » Selon Teger, les magiciens
de l’Ordre « appartenaient à un niveau plus élevé que tous les maîtres
spirituels ou matériels du monde entier. »
Les ambitions et
les buts de l’Ordre reflètent l’état d’esprit utopiste caractéristique de la
Russie d’après la Révolution : ses membres espéraient combiner les
découvertes scientifiques avec le savoir ésotérique pour créer ou pour recréer
une magie efficace qui les autoriserait non seulement à contrôler le monde
matériel, mais aussi d’autres degrés de l’être à une échelle universelle.
Le cerveau de
l’Ordre était le chercheur et érudit Chekhovsky, spécialisé dans la physique et
la chimie, qui avait consacré ses travaux à l’influence du spectre lumineux sur
le psychisme et à la télépathie pour le compte de Vladimir Bekhterev et de la
Société d’Étude de Psychologie, de Neurologie et d’Hypnose de Leningrad. Teger,
lui, remplissait un autre rôle : c’était un des meilleures spécialistes
russes de l’occultisme, familier de toutes les écoles et traditions.
Significativement, la plupart de ses confrères étaient d’origine allemande ou
polonaise et provenaient de l’École luthérienne de Saint Pierre et Saint
Paul où régnait un très fort antisémitisme.
Si Teger était un
disciple de Mebes — sa femme était la sœur de Mikhaïl Sizov (1883-1956) célèbre
biologiste et anthroposophe — Chekhovsky, lui, collabora avec le psychiatre
Vladimir Bekhterev et le biophysicien Alexandre Chizhevsky lequel avait
séjourné en 1922 en Allemagne où il avait fréquenté de nombreux anthroposophes,
dont Nikolaï Belotsvetov (1892-1950), auteur de « Michael »,
un roman de sept volumes dans lequel il développe les relations complexes entre
occultistes et tchékistes. De ce roman, que l’auteur aurait détruit à la
demande de ses anciens frères — sans doute parce qu’il y établissait un lien
entre l’intérêt bolchevique pour l’occultisme et certaines infiltrations juives
au sein du Parti et de la Tcheka —, seuls quelques fragments furent publiés
dans La Commune des Missionnaires prolétarien (1921, Berlin)
On le voit,
l’histoire de l’Ordre est extrêmement complexe. Son existence fut révélée en
février 1928, par hasard, à la suite d’un quiproquo : l’appartement qui
lui servait de Quartier Général se situait juste en face de la Loubianka, les
bureaux du NKVD. Les membres de l’Ordre furent arrêtés et déportés :
Chekhovsky, dans les îles Solovski, où il fut exécuté alors qu’il préparait une
évasion. Quant à Teger, on suppose qu’il passa le reste de sa vie en
prison ; nul ne sait ce qu’il advint de lui après 1942.
L’Ordre comportait
différents degrés d’initiation qui n’étaient pas connus des degrés inférieurs.
Officiellement, l’Ordre possédait un statut légal de laboratoire de recherche
sur la télépathie, en collaboration avec l’Académie soviétique des Sciences et
l’Institut de Neurologie de Moscou dont la plupart des membres ignoraient
l’existence des activités secrètes du groupe.
L’Ordre visait à
contrôler les élémentaires et c’est ainsi que dans les caves de l’immeuble du 16
Malaia Lubianka, ils se livraient à des invocations pour
« coaguler » les élémentaires à l’aide de narcotiques et de
substances hallucinogènes, concoctées à partir des plantes que les membres prélevaient
dans les banlieues de Moscou. Selon le prêtre orthodoxe V.V. Preobrazhensky, l’emplacement
de leur laboratoire avait été choisi à dessein, à proximité des bureaux de
l’OGPU où les suspects étaient torturés puis exécutés : dans ces
conditions, il était plus facile de capturer des « élémentaires » ou
des larves, attirées par les souffrances et le sang des victimes. Chekhovsky se
servit du laboratoire pour mener des expériences d’envoûtement, d’attaque
mentale, de rituels magiques censés provoquer des troubles mentaux, des
maladies, voire la mort.
Les principales
sources de l’Ordre provenaient de brochures manuscrites qui lui étaient
adressées par le Maître Lev Martiouchev (1880-1937) depuis Leningrad. Martiouchev
était un ingénieur chimiste militaire, membre de l’Ordre prérévolutionnaire
Emesh, ou Aleph. Les Cours encyclopédiques de Mebes étaient également
employés, ainsi que les œuvres de Karl Brandler-Pracht, de Swami Vivekandanda, mais
aussi les écrits et lithographies de l’étrange Sar Dinoil, pseudonyme de Leonid
von Fölkersam, membre de la Société magnétique du Centre ésotérique (France),
qui, vers 1910, donna des conférences à Saint-Pétersbourg sur le développement
des forces psychiques et ouvrit un cabinet de consultation astrologique,
graphologique, physiognomique et magnétique.
« Notre
organisation comportait quatre niveaux, écrit Chekhovsky. Le premier…
celui des profanes qui en ignorent l’existence. Le deuxième… celui des élèves
qui suivent nos cours et commencent à se douter de son organigramme. Le
troisième… celui de ceux qui savent et qui possèdent un certain savoir sur ses
buts, mais qui ignorent son nom, ses structures et leurs contenus respectifs.
Le quatrième niveau ne comprend que des hommes, tous familiers des noms et buts
de l’organisation et qui ont le droit de recourir à tout le matériel à sa
disposition. D’un autre côté, les membres de ce niveau n’ont pas le droit de
détenir du matériel ou des informations provenant d’autres organisations
similaires dont ils auraient été membres ou proches. »
D’autre part,
Chekhovsky reconnaît neuf degrés ou initiations pour la progression des membres
de l’Ordre :
« 1.
L’étude scientifique des phénomènes métapsychiques, principalement la
clairvoyance et la télépathie
« 2. Un
cours d’arcanologie et les premiers exercices pratiques d’occultisme
« 3. Pratique
occulte et magique
« 4. Le
centre Emesh Redivivius.
« 5. Un niveau
identique, mais après de nombreuses années de pratiques occultes.
« 6. Niveau
identique, mais après avoir commencé à établir un autre centre mondial de magie
occulte, en U.R.S.S. ou à l’étranger
« 7.
Établissement d’un centre mondial de magie occulte avec un plein contrôle du
plan astral
« 8. Niveau
identique, mais avec, en plus, le contrôle du plan mental.
« 9. Niveau
identique, mais avec, en plus, le contrôle du plan divin.
« Ces neuf
degrés initiatiques se subdivisaient en trois groupes, chacun constituant trois
étapes successives, 1) de la périphérie au centre 2) du centre à la création
d’un autre centre 3) jusqu’au centre des centres qui organise ces facultés à
des fins de progrès culturel de toute l’humanité. »
En U.R.S.S., il
était impossible d’aller au-delà du quatrième niveau et de créer un autre
centre mais, par la suite, les dirigeants de l’Ordre envisagèrent de passer à
l’action, mais leurs projets s’ébruitèrent très vite auprès des autorités, de
sorte que seuls Teger, Chekhovsky et Preobrazhenky atteignirent le quatrième
niveau.
En fait, nous
connaissons mal la doctrine de l’Ordre en dehors de ce qu’en révéla Chekhovsky
à ses interrogateurs du NKVD qu’il tenta de convaincre de l’utilité de l’idéal
rosicrucien pour le soviétisme. La cosmologie et l’anthropologie de l’Ordre
empruntait largement à Stanislas de Guaïta, Papus et Mebes, comme quoi
l’univers se compose de cinq degrés que Chekhovsky caractérisait comme suit.
« 1. Le
plan divin, le plus subtil, le plus immatériel, le degré de l’Être parfait,
l’Olam ha-Aziluth de la Kabbale, le monde de l’Émanation, Ein sof ou abîme
supérieur — Dieu, le pôle essentiel de l’être. La Salamandre, le feu, et l’état
d’émanation.
« 2. Le
plan mental, celui de la lettre Aleph (=1), Olam ha-Birah, le Monde de la
Création de Dieu, de la raison transcendantale, de la cause première, des dix
Sephiroth de la kabbale, des dix noms de Dieu, l’Esprit des ermites chrétiens
« 3. Le
plan astral, celui de la lettre Mem (=40), de l’Olam ha-Yetsirah, le monde des
hiérarchies spirituelles, le monde de l’origine des émotions transcendantales,
le monde des causalités secondes, les sept planètes, les douze signes du
zodiaque, l’âme des ermites chrétiens, des ondines, de l’élément liquide.
« 4. Le
plan matériel ou physique, de la lettre Shin (=300), de l’Olam ha-Asiah, le
Monde des Éléments, matériel et physique, le monde illusoire de la Maya de
l’hindouisme, le corps des ermites chrétiens, le monde des gnomes, de la terre,
de l’état solide.
« 5.
L’abyme inférieur. »
Cet éclectisme s’explique
par le syncrétisme de l’Ordre qui prétendait à l’universalité et à la
renaissance du savoir traditionnel ancien des habitants de l’Atlantide. Cette
répartition était censée embrasser toutes les religions, le but ultime étant de
parvenir à une transformation radicale de l’être humain. « L’être humain
se constitue de trois plans et emporte avec lui l’étincelle individuelle
éternelle des degrés supérieurs de l’Être » bien que tous n’en soient pas
conscients. « Tous les courants mystiques occultistes tendent vers cette
conscience et vers cette maîtrise des plans supérieurs. »
L’Ordre se voulait
plus radical encore, par la réintégration de l’état atlantéen « lorsque
l’homme possédait une conscience quadripartite et exerçait son pouvoir
démiurgique dans les quatre mondes. » Cette réintégration peut s’effectuer
par différentes voies : mystique passive ou active occulte à la manière
des Templiers qui « prirent le ciel d’assaut. » Selon Chekhovsky, la
liberté, l’égalité, la joie de vivre, la créativité sans limite et
l’immortalité individuelle seraient les conquêtes suprêmes de l’occultisme du
futur.
Du moins, c’est ce
qu’il tenta d’expliquer à ses geôliers.
L’Ordre d’Orion
Khermorion, rosicruciens et manichéistes moscovites.
L’Ordre d’Orion
apparut peu avant la Révolution, en 1916 avant de se restructurer et de recevoir
son nom définitif en 1926 : « Ordre d’Orion Khermorion. » En
1933, son existence fut dévoilée puis éradiquée par le NKVD. Néanmoins, fait
rarissime, le NKVD échoua à confisquer toutes ses archives qui s’éparpillèrent
dans des collections privées et c’est ainsi que certains membres du groupes,
tels Maria Vadimova Dorogova (1889-1981), poursuivirent leurs activités jusque
dans les années 70, sous forme de Samizdats mystiques, de sorte qu’au contraire
des autres cénacles, nous disposons d’une documentation conséquente. Les
membres de cette officine clandestine, les « Chevaliers » étudiaient
la magie occulte et cérémonielle afin d’entrer en contact avec « le plan
astral de la double conscience éveillée. »
Le dirigeant de
l’Ordre n’était autre que le charismatique, Vsevosold Viacheslavovich Beliustine
(1899-1943 ?), surnommé le Saint-Germain russe : au contraire de
Medes, Beliustine ne s’inspirait pas du martinisme, mais d’une doctrine
marginale produite par Vladimir Alexevitch Shmakov, mort en 1929, une des
figures les plus énigmatiques de l’occultisme russe, maître de divers
groupuscules rosicruciens, fils d’Alexei Semenovitch Shmakov (1852-1916),
avocat, monarchiste membre des Centuries noires et antisémite professionnel.
Vladimir Shmakov, qui
était ingénieur des chemins de fer, avait gagné une solide réputation d’occultiste
et d’expert en arcanologie et en kabbale, dès avant la Révolution. Il est
également l’auteur d’une étude intitulée Livre Sacré de Thoth, arcane majeur
du Tarot, principes absolus de philosophie synthétique de l’ésotérisme
(Moscou, 1916)
En 1922, Shmakov
publia à compte d’auteur une œuvre des plus importantes pour l’occultisme
russe : Les Fondations de la pneumatologie, théorie mécanique de la
formation des esprits, ou système de philosophie ésotérique. Il s’agit sans
doute du dernier livre du genre à paraître en Russie soviétique.
Bien que Shmakov
soit souvent cité dans les témoignages et les œuvres occultistes
contemporaines, nous connaissons mal son destin au cours des années
postrévolutionnaires. D’après les déclarations de Beliustine lors de son
arrestation en 1940-41, ils se seraient rencontrés en mai 1923. En fait, dès le
début des années vingt, un cercle informel d’études se réunissait chez
Shmakov : on y trouvait le père Pavel Florensky (1882-1937), l’historien
d’art A.A. Sidorov (1891-1978) ainsi que l’évêque A.N. Semiganovsky et
l’anthroposophiste M.M. Sizov.
Dans les derniers
mois d’existence, Beliustine, considéré par Shmakov comme son successeur, y
donnait des conférences. Selon Beliustine, Shmakov quitta l’U.R.S.S. à l’été
1924, avec l’aide de son ami Thomas Masaryk, président de la
Tchécoslovaquie ; il aurait alors passé plusieurs mois à Prague avant de
s’envoler pour Buenos Aires où il aurait fini ses jours. Bien que le groupe ait
cessé de se réunir après son départ, l’Ordre rosicrucien d’Orion-Khermorion,
fondé par Beliustine en 1926, poursuivit ses travaux dans une direction
originale.
L’Ordre,
relativement peu étendu, pas plus de vingt personnes, réunissait des fidèles de
Shmakov, ainsi que des occultistes professionnels d’autres cénacles : des
templiers (Maria Dorogova, Fédor Verevin), des francs-maçons (A.A. Sidorov) et
des anthroposophes. (N.B.Vurgaft, M.I. Sizov) Cette diversité permit à
Beliustine de collecter des informations sur l’underground sans pour autant se
mettre en avant.
Lors du premier
degré initiatique, le néophyte se familiarisait à l’ésotérisme sous la gouverne
d’un mentor avant d’écrire ses propres textes. Ensuite, l’initié passait au
rang d’écuyer, « oruzhenosets », puis de « Chevalier du
Château extérieur » au « Chevalier du Château intérieur. » Le
but était de parvenir à la maîtrise des savoirs rosicruciens et à une
intensification de la conscience à des fins alchimiques et astrologiques.
Cette volonté de
résurrection rosicrucienne était venue à Beliustine à l’époque où il était en
contact avec Shmakov, vers 1923-1924. Il s’en serait alors ouvert à Teger et à
Fédor Verevin (1899-1967 ?) mais quand la question de la pratique s’était posée,
les opinions divergèrent. Teger était athée et considérait la magie comme une
annexe de la science alors que Beliustine était fermement convaincu que seule
une étude de la théorie occultiste menait à une maîtrise pratique. La mise sous
le boisseau de l’Ordre Emesh Redivivus, l’arrestation de Teger et les
interrogatoires de Verevin ne parvinrent pas à saper la foi de Beliustine ;
lui-même passa trois mois en prison, avant d’être élargi, aucun de ses proches
ne l’ayant dénoncé.
L’Ordre opéra donc
clandestinement pendant sept ans, jusqu’au printemps 1933 et produisit quantité
de manuscrits dont la plupart furent transmis au plus jeune des rosicrucien,
l’artiste Valentin Monin (1904-1972) qui évita les purges. Ce fonds nous décrit
l’origine et la doctrine de l’Ordre et nous présente un assez bon aperçu de
l’histoire de l’occultisme en Russie. À la racine de l’Ordre, on trouve la
kabbale, « le savoir unifié du cosmos », « la plus haute
mathématique », « la science des nombres vivants et de leurs
combinaisons infinies, avec ses étapes et chemins qui mènent à la créativité
divine et humaine de l’univers. »
L’Ordre recourait
souvent à l’hébreu dans ses rites collectifs ; parmi ceux-ci, on retiendra
le « Grand Mystère des Éléments », censé capturer des larves et des
élémentaires et qui fait fortement penser aux rites pratiqués dans l’O.T.O. Le
document nous fournit les détails de la préparation du rituel, ainsi que le
matériel requis. La cérémonie commençait par une bénédiction générale réalisée
par le Grand Prêtre hiérophante, en l’occurrence Beliustine, suivie de la « Grande
Incantation du Suprême Révérend de Thélème », prélude à un « Hymne
sacré au Pentagramme des Eléments Majeurs. » Voici à quoi ressemblait
cette invocation.
« Ô Grand Thélème,
Matière-Esprit de l’univers, manifeste, ta force élémentaire embrasse les
abîmes infinies du Cosmos et réside en mon sein, car l’Univers et moi-même ne
faisons qu’un. Ô Feu suprême, Principe de Vie, tu brûles en chacun des atomes
de l’Être et de la conscience de l’Existence ; tu illumines mon for
intérieur comme l’inextinguible étincelle de Vie… Ô Azur suprême, Principe de
la Création, tu enserres les Mondes dans un cercle lumineux d’Idées pour les
préserver dans le Secret le plus intérieur… Ô Grandes Eaux, principe de
l’Origine, vous pénétrez en toute chose et vous m’inondez de vos courants
écarlates… Ô Terre suprême, principe de Mort et de Renaissance, tu dévores la
Matière afin d’ouvrir aux Esprits la Porte de la Liberté… Nous bénissons et révérons
le Pentagramme muet des Eléments, qui réside au sein du Grand Pentagramme
humain et qui éveille son rayonnement à travers la Création éternelle de Dieu,
de l’Homme et de l’Univers… »
Après la récitation
de l’hymne dans le langage sacré du « Grand Appel aux Seigneurs du
Pentagramme des Eléments », le manuscrit nous apprend que :
« La pièce
doit être plongée dans les ténèbres ; les personnes présentes doivent
s’agenouiller et se plonger dans la contemplation méditative d’un disque
d’argent par lequel elles pourront concentrer leurs perceptions visuelles.
« Puis, la
pièce s’éclaire. Les personnes présentes se lèvent, s’approchent du trône et du
sceau magique qui le délimite et où leur sont présentés les objets du
culte : la croix, l’étole, l’épée, le calice, le pentacle, les miroirs
magiques, les carrés, les blocs noirs et glacés, l’encens. Les personnes
présentes doivent briser le cercle magique après s’être agenouillées devant le
Grand Prêtre, après quoi elles retournent à leur place. La pièce est de nouveau
plongée dans le noir ; les participants sont en extase, à genoux.
Possibilité d’images mentales.
« La
lumière revient. Le Grand Prêtre bénit les personnes présentes avec les objets
du culte. Tous se lèvent, en commençant par le plus jeune, pour finir par le
plus âgé. L’un après l’autre, ils s’agenouillent devant le Grand Prêtre,
retournent à leur place. Suit la Prière secrète du Pentagramme et des Éléments.
Les personnes présentes, à partir du plus jeunes, pour finir par le plus âgé,
s’approchent du trône, tiennent l’épée dans la main droite abaissée.
« Ensuite,
tous tombent à genoux devant le trône, avant de se redresser, puis, guidés par
le Grand Prêtre, ils marchent les uns derrière les autres, contournent les
trois trônes, puis après une nouvelle génuflexion devant le Grand Prêtre, chacun
regagne sa place. Tout ceci symbolise les fiançailles des adeptes avec les Éléments. »
L’Ordre concevait
l’histoire de l’humanité, en particulier celle de la Russie comme une bataille
entre les forces des ténèbres et celles de la lumière. La Russie tsariste aurait
été le théâtre secret d’un combat éternel et irréconciliable entre les forces
sataniques de l’Union des Ténèbres et les forces de la Lumière, représentée par
certains tsars et saints orthodoxes. On retrouve là des motifs manichéens,
mêlés à des données contemporaines : ces occultistes tentaient d’établir
des contacts avec des forces supérieures, les Seigneurs de l’Élément Astral ou
avec Lucifer en personne, le « principe d’équilibre, toujours
s’équilibrant, indifférent au bien et au mal », qu’ils considéraient comme
neutre, dépendant de l’état psychique de l’invocateur.
L’Ordre imposait
deux initiations : la voie de la Lumière et la voie des Ténèbres. « Dans
le domaine astral, écrivait Sergueï Polisadov, il se livre incessamment
une bataille entre la lumière et les forces des ténèbres, où, parfois, un camp
l’emporte sur l’autre : le moment dans lequel nous évoluons est sous le
contrôle des forces des ténèbres, les forces qui visent à interrompre notre
progrès et notre évolution en rendant la matière esclave de la conscience. La
libération des liens de la matière se réalise lorsque nous reconnaissons la
nature illusoire du plan physique et que nous dirigeons nos pensées vers le
monde des idées. »
La nature
clandestine de l’Ordre entraînait un culte du secret parmi ses membres, de
crainte de révélation en cas d’arrestation, chacun ignorant qui se trouvait
au-dessus de lui dans la hiérarchie. Lorsque le célèbre occultiste Fédor
Verevin, le plus proche assistant de Béliustine, « Chevalier du Château
extérieur », fut arrêté en avril 1933, et qu’il passa environ deux mois
sous les barreaux avant d’être relâché, nous savons qu’il garda le silence et
qu’il pu ainsi préserver ses précieuses archives jusqu’à la seconde moitié des
années 60.
Le cas de Maria
Dorogova est également connu : elle figurait à la fois parmi les
dirigeants des Orionistes et des différents Ordres du Temple. Arrêtée en 1933,
elle fut relâchée au bout de deux mois ; après une deuxième arrestation en
1935 et une condamnation à trois ans d’exil pour « activités
antisoviétiques », elle fut libérée de suite et n’encourut plus aucune
peine.
Dorogova poursuivit
ses activités occultes jusqu’à sa mort en 1981.
L’Ordre Lux
Astralis.
Ce cénacle
néo-rosicrucien différait fondamentalement des deux cités ci-dessus. Son
histoire se confond avec celle d’un seul homme, Boris Zubakin (1894-1938),
poète, sculpteur, archéologue et ethnographe.
Sa vie durant, Zubakine
tenta de fonder des sociétés secrètes pour rencontrer des gens de sa sorte.
Bien que Zubakine prétendit être le fondateur de l’Ordre Lux Astralis (1907) et
qu’il revendiquait le patronage d’Alexandre Kordig, il convient de se méfier de
ses affirmations pour tout ce qui concerne la période antérieure à 1916.
Zubakine était un mythomane et un charlatan : il inventait de toutes
pièces des fraternités secrètes, se décernait les titres les plus extravagants
et n’hésitait pas à fabriquer des faux pour se doter de titres et de rangs
prestigieux, afin d’impressionner et de recruter pour son grand projet :
la résurrection de l’esprit de l’ancien rosicrucisme.
Las, Zubakine était
avant tout un mystique et non un magicien. De plus, il ne connaissait rien à la
science de son temps, ce qui le distinguait des maîtres évoqués ci-dessus. La
plupart de ses recrues appartenaient au milieu artistique.
Lors de son
arrestation en 1922, Zubiakine déclara que, dans son enfance, il avait
découvert parmi ses ancêtres des « chevaliers spirituels, des princes de
la Kabbale, des mystiques et des francs-maçons » et qu’il s’était mis en
tête d’étudier les sciences secrètes. Dès 1911, il fonda le cénacle Lux
Astralis où le martiniste et rosicrucien Alexander Kordig, mort en 1916,
joua un rôle essentiel. C’est lui qui, dans les années 1915-1916, initia
Zubakine à la Kabbale, à l’hermétisme et à la « philosophie mystique. »
Lorsque Zubakine
revint de la guerre, il reprit ses activités : partout où il passait, il
créait des cellules de son Ordre : à Minsk, Smolensk, Nevel, Rzhev, Moscou
et Petrograd, tout en établissant des liens avec Sergueï Eisenstein
(1898-1948), qui fut initié, mais aussi avec Maxime Gorky (1868-1936).
Toutefois, la liste
des membres évoluait constamment et à la fin des années 20, son Ordre ne
comportait plus que quelques membres, y compris son associée la plus proche,
l’autrice Anastasia Tsvetaeva (1894-1993), sœur de la célèbre poétesse Marina
Tsvetaeva (1892-1941). En 1929, Zubakine partit en exil pour Arkhangelsk et
pendant les années 30, son groupe était entré en occultation, ce qui n’empêcha
pas l’arrestation de plusieurs de ses membres en 1937. Un an plus tard,
Zubakine était exécuté.
Les enseignements
de Zubakine ne nous sont connus que par ses propres dires et par des
témoignages indirects. Il composait lui-même ses prières, ses hymnes, rituels,
et même les objets sacrés. La Tradition dont il se revendiquait était plus
spirituelle que concrète ; faute de bases concrètes, il se livrait à de
nombreuses mystifications, en cachette de ses propres disciples. Il aurait
espéré mener une vie de reclus, au fond d’une province oubliée, pour se
consacrer pleinement à ses tentatives de résurrection de la voie initiatique
rosicrucienne, mais des circonstances historiques défavorables en décidèrent
autrement.
L’Ordre du Temple
de Moscou.
Le mouvement
Templier, dont se réclamait l’Obédience Orientale du Temple Solaire,
bénéficiait à la fois d’une vaste étendue et d’objectifs bien définis. Apollon
Karlein (1863-1926), son fondateur, était un économiste et un avocat, ainsi
qu’un célèbre théoricien de l’anarchisme, qui rentra en Russie en 1917, après
plus de dix ans d’exil. Au contraire des précédentes sociétés secrètes qu’il
avait créées, le mouvement Templier s’orientait clairement vers le gnosticisme,
ce qui ressort des statuts de l’Ordre qui ont survécu, ainsi que des souvenirs
des membres de ses groupes d’étude.
Les Templiers
s’étaient fixé deux objectifs : l’accomplissement et la perfection du soi
afin de servir l’homme et la société et la recherche d’un savoir global, à la
fois mystique et scientifique, un savoir qu’ils considéraient comme intrinsèque
au combat universel de la lumière contre les ténèbres de l’ignorance. Leur
première tâche devait se réaliser grâce à l’éthique chrétienne ; la
seconde, par l’unification des principes de l’ancienne gnose avec la
connaissance moderne du monde.
Ces tâches
définissaient aussi la composition du mouvement dont les membres devaient non
seulement posséder des qualités morales et éthiques, mais aussi une vaste
culture générale. Au contraire des martinistes ou des rose-croix, la doctrine
des Templiers ne revêtait aucun élément occulte ou magique. De plus, ils
accordaient moins d’importance aux sciences et à la médecine qu’à l’éthique
sociopolitique à des fins de méditation et de transformation de soi. Selon un
des membres de l’Ordre, Evguéni Smirnov (1891-1937), les buts de l’Ordre
étaient « Purement éthiques… l’amélioration morale de Soi au travers des
principes chrétiens et le développement des vertus chevaleresques. »
En comparaison des
cénacles rosicruciens, l’Ordre du Temple balayait un plus large spectre
d’action : l’éparpillement des conventicules lui permettait de recruter
des jeunes intellectuels, parfois même au moyen de publications à l’étranger,
comme Rassvet (L’Aube) ou Probuzhdenie (L’Éveil) fondé aux
États-Unis par Evguény Dolinine, alias Robert Ermand (1898-1938) qui était le
secrétaire de la Fédération Générale Russe des Communistes Anarchistes et qui
publia les écrits des Templiers de Moscou.
Les membres de
l’Ordre constituaient une intelligentsia à laquelle appartenaient de nombreux
directeurs de théâtre. On peut citer les noms de Youri Zavadsky, Ruben Simonov,
Valentin Smyshliaev, Arkady Blagonravov, Mikhaïl Astangov mais aussi l’actrice
Vera Zavadskaïa et Youlia Bystritskaïa, ainsi que les auteurs Georgy Shtorm,
Ivan Novikov, Pavel Arensky, ou les critiques littéraires Vladimir Nilender et
Nikolaï Kiselev, les historiens de l’art Dimitri Nedovitch et Alexis Sidorov ou
le philosophe Diodor Debolsky, les orientalistes Youri Schtusky et Fédor
Rostopchine, le compositeur Sergueï Kondratev, le chanteur d’opéra Viktor
Sadovninok et bien d’autres. L’adhésion était néanmoins interdite aux
communistes.
Le principal
associé et successeur de Karelin était Alexis Alexandrovitch Solonovitch
(1887-1937), poète, mathématicien, philosophe, théoricien mystique de
l’anarchisme. Dès sa jeunesse, il s’intéressait aux sciences occultes ; en
1914, il publie son premier livre Les Pérégrinations des âmes, « Skitanya
dukha » qui rassemble les œuvres de Saint-Yves d’Alveydre mais qui
porte l’influence des « Symphonies » de Biély. Par la suite,
Solonovitch enseigna les mathématiques et la mécanique dans l’enseignement
supérieur de Moscou, puis à la Haute École Technique de Moscou-Bauman. Après la
mort de Karéline, il présida un ensemble de cercles anarchistes et donna des
lectures publiques au Musée Koprotkine qui devint par la suite le point de
ralliement des anarchistes moscovites. En 1930, il fut arrêté et il mourut en
déportation dans un camp de travail, sept ans plus tard.
Solonovitch était
le principal théoricien de l’anarchisme mystique et le créateur d’une gnose
méta-historique qu’il développa dans son œuvre principale : « Bakounine
et le culte d’Ialdabaoth. » Hélas, ce traité ne devait jamais être
publié : confisqué, il n’a jamais été retrouvé. D’après ses conférences,
Solonovitch avait développé une cosmogonie autour du proto-archonte et démiurge
Iadalbaoth, une figure satanique. Selon lui, les Bolcheviques étaient possédés
par les démons du pouvoir et « le principe du pouvoir ravageait l’humanité
comme la syphilis : les larves suivent les traces d’Ialdabaoth et la
souille satanique pollue l’âme des hommes et leurs vies…
« Parmi les
pires fanatiques et tyrans, ceux pour qui la fin justifie les moyens, figurent
Ivan IV [Ivan le Terrible], Philippe II, Ignace de Loyola, Torquemada,
Lénine, Marx et d’autres, tous menés par les anges d’Iadalbaoth, physiquement
et intellectuellement. Ils répriment la révolution… piétinent toute
initiative publique... on les reconnaît à mesure qu’ils s’isolent dans leur
pouvoir, protégés par des bataillons d’envahisseurs étrangers, sans pitié, sans
précédent, profondément réactionnaires. »
Dans ses
conférences, Karéline se livrait à des paraboles ou évoquait l’Atlantide,
l’Antiquité égyptienne, les Gnostiques, les premiers Chrétiens dont les
traditions auraient été préservées en Orient… Ces conférences étaient mises par
écrites et circulaient dans les cercles templiers. Dès les années 50, les
survivants entreprirent de les collecter et de les publier. Certains textes
sont des traductions d’ésotéristes français que Karéline avait ramenés en
Russie ; une source importante pourrait être la monographie de Théodore
Merzdorf : « Die Geheimstatuten des Ordens der Tempelherren nach
der Abschrift eines Vorgeblich im Vatikanischen Archive befindlichen
Manuscriptes » (1877) ainsi que les traductions en allemand de textes
gnostiques par Carl Schmidt (1905)
L’Ordre entra dans
une phase d’expansion à la fin 1923 : des sections se constituèrent un peu
partout en Russie, en particulier à Moscou avec l’Ordre de la Lumière, « Orden
Sveta » et à Nijni-Novgorod, avec le Temple de l’Art, « Khram
iskusstv », mais aussi avec des cercles étudiants à Leningrad,
Sverdlovsk, dans le Caucase nord, à Tachkent et à Batoum. C’est aussi à cette
époque que l’Ordre entreprit de diffuser ses conférences sous formes de
Samizdat. Les Templiers se montrèrent très actifs à L’Institut des Relations
internationales, « Gosudarstvennyi institut slova », mais
aussi à l’Institut des Langues Orientales, à la Haute Ecole Technique de
Bauman, au Conservatoire de Moscou, à l’Académie des Sciences, au Théâtre
national de Biélorussie, au Théâtre Evguény Vakhtangov, au Musée Kropotkine et
à la Société Tolstoï.
Les années 30
constituent la troisième et dernière période de l’Ordre, mais nous en savons
fort peu, sinon que les idées templières circulaient en cercles fermés,
fréquentés par des universitaires, orientalistes, mathématiciens, météorologues
ou biologistes. Presque tous disparurent pendant la Terreur des années
37-38 ; les survivants, dans les années 50, s’appelaient Georgy
Gorinevsky, Boris Vlasenko, Viktor Pikounov et ils tentèrent de restaurer les
activités de l’Ordre, mais sans aucun succès.
Conclusion
Les deux décennies
qui suivirent la Révolution de 1917 et la prise du pouvoir par les Bolcheviques
représentent une rupture par rapport aux cent cinquante années de tsarisme qui
avaient précédé. Cet article ne donne qu’un aperçu de l’hétérogénéité de l’occultisme
russe et de ses divers courants : il faudrait également mentionner la Loge
Garmonia et l’obédience de l’Union Nationale Russe, le rôle de Georgy Tiufiaev
et Vladimir Labazine et de leur Fraternité du Vrai Service, « Bratstvo
istinnogo sluzheniaa. »
La plupart des cénacles théosophistes et anthroposophiques qui opéraient underground croyaient aux vertus transformatrice de la science en Europe au cours du seizième et dix-septième siècle. Tous menaient une action politique contre le nouveau régime en recourant à la magie naturelle, ce qui n’avait jamais été le cas auparavant. La grande purge eut lieu entre 1940 et 1941 pendant l’Affaire des obscurantistes, « Delo mrakobesov » mais l’occultisme russe demeure un phénomène singulier, peu étudié et dont les archives encore accessibles mériteraient une attention plus soutenue des historiens.
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