Source : Plaidoyer en faveur de l’intolérance par Slavoj Žižek, éditions Climats, relecture en cours, dix-sept ans après.
Ce qu’Ulrich Beck appelle les « secondes
Lumières » constitue de cette façon, au regard de cette question cruciale,
le renversement exact de l’aspiration des « Premières Lumières » à créer
une société où les décisions fondamentales perdraient leur « caractère
irrationnel » et s’appuieraient entièrement sur de justes raisons, par une
appréciation correcte de l’état des choses. Les Secondes Lumières imposent à
chacun de nous la fastidieuse obligation de prendre des décisions cruciales qui
pourraient affecter notre propre survie sans pouvoir les fonder d’une manière
appropriée sur la connaissance : les commissions gouvernementales
d’experts et les comités d’éthique, etc., existent tous pour concilier
ouverture radicale et incertitude radicale.
Loin d’être vécue comme libératoire, cette tendance à
prendre des décisions dans la précipitation est, une nouvelle fois, vécue comme
un risque obscène et anxiogène, comme un renversement ironique de la
prédestination : je suis tenu pour responsable de décisions que j’ai été
forcé à prendre sans une connaissance appropriée de la situation. La liberté de
décision dont jouit le sujet de la « société du risque » n’est pas la
liberté de quelqu’un qui peut choisir sa destinée, mais la liberté anxiogène de
quelqu’un qui est constamment contraint à prendre des décisions sans avoir
connaissance de leurs conséquences.
Il n’existe aucune garantie que la politisation
démocratique de décisions cruciales, la participation active de milliers
d’individus concernés améliorent nécessairement la qualité et la pertinence des
décisions et diminuent en conséquence, de manière efficace, les risques :
il est ici tentant d’évoquer la réponse d’un catholique pratiquant à la critique
d’un libéral pour qui les catholiques étaient si stupides qu’ils croyaient à
l’infaillibilité du pape : « Nous, les catholiques, nous croyons au
moins à l’infaillibilité d’une et d’une seule personne ; la démocratie
n’est-elle pas fondée sur l’idée bien plus dangereuse de l’infaillibilité de la
majorité de la population, c’est-à-dire de l’infaillibilité de millions de
gens ? »
Commentaires
Enregistrer un commentaire