Fallait pas les inviter, camarade !

Texte : Plaidoyer en faveur de l’intolérance par Slavoj Žižek, éditions Climats, relecture en cours, dix-sept ans après.

La tolérance multiculturelle libérale tolère l’Autre tant qu’il n’est pas le VRAI Autre, mais l’Autre aseptisé de la « sagesse écologique pré-moderne », des « rites envoûtants », etc., dès lors que l’on a affaire au VRAI Autre, disons, à la clitoridectomie, aux femmes condamnées à porter le voile, à la torture entraînant la mort des ennemis, à la manière dont l’Autre régule la spécificité de sa jouissance, la tolérance s’arrête.

De manière assez significative, les mêmes adeptes du multiculturalisme qui s’oppose à l’eurocentrisme en tant que norme s’opposent également à la peine de mort, la traitant avec dégoût comme un vestige de coutumes vindicatives barbares primitives ; ici, leur véritable eurocentrisme caché apparaît au grand jour ; leur argumentation contre la peine de mort est strictement eurocentrique, impliquant la notion libérale de dignité et de souffrance humaine, et se fondant sur un schéma évolutionniste allant des sociétés violentes primitives aux sociétés tolérantes modernes, capables de venir à bout du principe de vengeance.

D’un autre côté, le partisan libéral du multiculturalisme tolérant accepte quelquefois même les violations les plus brutales des droits de l’homme, ou fait au moins preuve d’une certaine répugnance à les condamner, par crainte d’être accusé d’imposer à l’Autre les valeurs qui sont les siennes… Ce qui importe absolument, c’est d’affirmer la complémentarité de ces deux excès, du TROP PEU et du PAS ASSEZ. Si la première attitude est incapable de percevoir la jouissance culturelle spécifique que peut même trouver une « victime » dans une pratique d’une autre culture qui nous semble cruelle et barbare (les victimes de la clitoridectomie l’envisagent souvent comme la façon de regagner leur dignité de femme), la seconde attitude échoue à prendre conscience du fait que l’autre est intimement déchiré.

Loin de s’identifier simplement à leurs coutumes, les membres d’une autre culture peuvent prendre de la distance par rapport à elle, et se révolter contre elle ; dans de tels cas, la référence à la notion occidentale de droits humains universels peut servir de catalyseur mettant en branle une véritable protestation contre les contraintes de leur propre culture. En d’autres termes, il n’existe pas de juste mesure entre le « trop » et le « pas assez » ; lorsqu’un adepte du multiculturalisme réplique à notre critique par une lamentation désespérée du type : « Quoi que je fasse, cela ne va pas. Soit je fais preuve de trop de méfiance face à l’injustice de l’autre, soit j’impose mes propres valeurs à l’Autre. Que voulez-vous que je fasse ? » Il faudrait répondre : Rien. Tant que vous resterez enferré dans vos présupposés erronés, vous ne pourrez effectivement rien faire.

Ce que le partisan du multiculturalisme libéral peine à comprendre, c’est que chacune des deux cultures engagées dans la « communication » est prise dans l’antagonisme qui est le sien et qui lui interdit de pleinement advenir à elle-même ; la seule communication authentique est celle de la solidarité dans une lutte commune, lorsque je découvre que l’impasse dans laquelle je me suis engagé est également l’impasse où s’est engagé l’autre.

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