Source : Organes sans corps, Deleuze et conséquences par Slavoj Žižek, éditions Amsterdam.
Deleuze, quand il analyse le cinéma ou la littérature,
souligne la désubstantialisation des affects : dans une œuvre d’art, un
affect (l’ennui par exemple) n’est plus attribuable à des personnes réelles,
mais devient un événement librement flottant. Mais comment cette intensité
impersonnelle de l’événement affect peut-elle être liée à des corps ou à des
personnes ? Nous retrouvons ici la même ambiguïté : soit cet affect
immatériel est produit, par des corps en interaction, comme une surface stérile
de pur devenir ; soit elle fait partie des intensités virtuelles à partir
desquelles apparaissent les corps, à travers l’actualisation : le passage
du devenir à l’Être.
Parfois, lorsqu’il emprunte la première voie, Deleuze
se rapproche dangereusement des formules
« empirico-critiques » : le fait primordial est le pur flux de
l’expérience, attribuable à aucun sujet, ni subjectif, ni objectif, sujet et
objet étant comme toute entité fixe, de simples « coagulations »
secondaires de ce flux. Cela ne manque pas de rappeler la position
philosophique de Bogdanov, le principal représentant de
« l’empiriocriticisme » russe, plus connu pour avoir été la cible de
Lénine dans Matérialisme et empirco-criticisme (1908)
Bogdanov soulignait que le flux de sensations précède
le sujet. Ce n’est pas un flux subjectif, mais un flux neutre par rapport à
l’opposition entre le sujet et la réalité objective ; tous deux émergent de
ce flux. L’empirico-monisme, l’une des appellations de l’empirico-criticisme
n’est-il pas un terme adéquat pour désigner « l’empirisme
transcendantal » de Deleuze ? Sans parler du mécanisme de Bodganov,
de sa notion machinique de développement. Deleuze, un nouveau Bogdanov ?
D’une manière assez deleuzienne, Bogdanov accusait les défenseurs de la matière de commettre le péché métaphysique cardinal, c’est-à-dire expliquer le connu en termes d’inconnu, le vécu en termes de non-vécu. C’est de la même manière que Deleuze rejette toute forme de transcendance. De surcroît, Bogdanov était aussi un gauchiste radical, qui adorait les expériences machiniques. Son attitude fondamentale était précisément d’unir le « vitalisme » du flux de sensation à la combinatoire machinique.
S’il accorde son soutien aux bolcheviques contre les opportunistes réformistes, sa position était celle d’un gauchiste radical luttant pour des organisations qui se seraient formées d’en bas au lieu d’être imposées d’en haut par une autorité centrale.
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