Rabbi Jacob

 

Pris sur Tablet magazine. Jacob TaubesProfesseur [Prophète] d’Apocalypse par Blake Smith, traduction de l’anglais par Neûre aguèce — no copyright infringement intended, no monetization whatsoever !

La publication de Professeur d’Apocalypse, par Jerry Z. Muller, la première biographie exhaustive de Jacob Taubes en anglais, pourrait contribuer à un regain d’intérêt pour ce penseur des plus importants, et pourtant sous-estimé. De son vivant, Taubes n’avait rien d’un illustre inconnu, comme le prouvent ses relations avec Carl Schmitt, Gershom Scholem, Leo Strauss, Susan Sontag, Emil Cioran et bien d’autres chez qui il suscita rage ou inspiration. À mesure que ses écrits privés et sa correspondance seront traduits, la pensée de Taubes ne pourra que s’étendre, communiquer son sentiment d’urgence et déstabiliser les tenants d’un libéralisme réconcilié avec l’héritage biblique.

Spécialiste de l’histoire des religions, fils du grand rabbin de Zurich, Taubes était familier de toutes les eschatologies et ce double enracinement dans le messianisme et la théologie occidentale faisait de lui un rude interlocuteur pour tous ceux qui croyaient à un progrès de l’humanité sans l’intervention d’un messager des puissances supérieures.

Peu avant sa mort le 21 mars 1987,  lors d’une série de conférences pour un cercle protestant d’Heidelberg, Taubes soutenait que la question politique la plus importante était la question du Messie, non seulement pour ce qui est de la vie politique et religieuse, mais aussi pour notre existence individuelle. En dernière analyse, la question n’est pas de savoir qui, parmi les nombreux candidats de toutes les confessions, est le Messie, ni s’il est déjà venu, s’il est toujours en vie, s’il va apparaître, etc. Toutes ces questions ne paraissent importantes qu’après avoir répondu à la question essentielle : Messie ou non ? Contre ce désir, s’affirme notre aspiration, souvent inexprimée mais bel et bien constante, à ce que rien ne change, notre complicité avec les puissances du temps.

Le séminaire de Taubes, à bien des égards, se déroula sous des auspices discutables. En fait, Taubes avait été invité pour parler de son domaine de compétence : l’Apocalypse, « le temps presse » mais il commença par préciser qu’il entendait par là que le temps pressait d’abord pour lui, car il souffrait d’une maladie incurable.  Comme c’était peut-être la dernière fois qu’il avait l’occasion de s’exprimer en public, il tenait moins à parler de l’Apocalypse que du Messie, tel que l’avait compris un penseur qu’il considérait avec insistance comme un « juif messianiste » : Paul de Tarse. Il poussa le bouchon un peu plus loin en déclarant que c’est Carl Schmitt en personne, le constitutionnaliste du Troisième Reich, qui lui avait demandé de réaliser ces conférences.

En effet, Taubes avait rendu visite à Carl Schmitt avec qui il entretint une correspondance assidue jusqu’à la mort de ce dernier en 1985. Lors d’une rencontre privée, Taubes et Schmitt lurent ensemble la Lettre aux Romains et débattirent ensuite pour déterminer si le texte fondait, comme Schmitt le prétendait, l’inimitié entre Juifs et Chrétiens. Taubes pensait le contraire et n’y trouvait pas la justification antisémite de Schmitt. Après qu’il lui eut livré son interprétation, « Schmitt lui aurait déclaré : Taubes, il faut que vous révéliez cela au monde avant votre mort. »

Pour tenir sa promesse envers l’ancien national-socialiste, Taubes, sentant sa fin proche, décida d’évoquer Paul « comme un juif et non comme un prédicateur ou un prophète, titre auquel je n’attribue pas beaucoup d’importance. » Il ne s’agissait donc pas d’un simple enjeu scolaire, mais d’une confrontation existentielle avec la question essentielle celle du Messie et de ses ennemis. Le principal ennemi du Messie selon Taubes était celui ou ceux qui tentaient de « retenir » la fin du monde, ceux qui croyaient qu’après tout le monde pouvait s’en sortir par ses propres moyens, sans un « Dieu vivant », imprévisible et jaloux, qui intervient à sa guise dans l’Histoire et dans nos vies — ces tièdes, Taubes les appelait avec mépris « des libéraux »

Paul, au contraire, « était plus juif que tous les libéraux ou les rabbins réformés qui prient mollement pour que vienne le Messie. » L’interprétation de Taubes constitue une des plus violentes critiques du libéralisme, qu’il comprend non pas comme une philosophie politique, mais comme une orientation spirituelle, ou plutôt comme un assèchement spirituel qui neutralise la promesse radicale de la foi.

La Théologie de Paul souligne l’incompatibilité entre les deux attitudes : libéralisme ou messianisme, mais cette polémique émerge d’un arrière-plan plus complexe : la relation triangulaire entre Schmitt d’une part et Scholem d’autre part, deux hommes que Taubes admirait mais qu’il attaquait simultanément. Tout en s’appropriant la critique schmittienne du libéralisme, Taubes insistait sur la haine fondamentale des juifs qui brûlait au cœur de la doctrine schmittienne. Et c’était précisément cette lumière qui permettait à Schmitt de voir plus clairement ce que d’autres penseurs politiques ignoraient : toute la politique se fonde sur une haine essentielle, la distinction de l’ennemi et de l’ami.

Dans ses écrits d’avant-guerre comme La Légalité et la légitimité du concept de Politique, Schmitt soutenait que les régimes libéraux — comme la République de Weimar, alors en proie aux attaques des deux extrêmes du spectre politique, — misaient sur les débats, la discussion, la confrontation des points de vue et l’échange d’idées, dans un contexte de droits universels qui s’appliquent neutralement à tous. Le libéralisme refuse d’admettre qu’il existe d’autres exigences que les siennes : or, tout ne se réduit pas au procédurisme, ou aux droits. Le politique, essentiellement, vise à défendre et à préserver l’homogénéité de la communauté, c’est-à-dire à lutter contre l’ennemi à l’intérieur comme à l’extérieur. Pour Schmitt, il n’y avait pas de plus grands ennemis pour le christianisme et pour l’Allemagne que les Juifs.

Dans ses écrits d’après-guerre, Schmitt développe une autre dimension conflictuelle : l’histoire mondiale conçue comme une lutte permanente contre les forces de l’anarchie et de la révolution. Jusque-là ces forces avaient été contenues par des puissances comme la Papauté ou le Saint-Empire ; de ce point de vue, le Troisième Reich représentait une tentative avortée, mais tous incarnaient le principe du Katechon, « celui qui retient », un concept que Schmitt repère chez Saint-Paul, dans l’Épître aux Thessaloniciens, et qui jusque-là avait peu attiré l’attention des théologiens. Paul y déclare qu’avant la Seconde Venue, l’Antéchrist apparaîtra mais qu’en attendant, « celui qui retient » empêche le déferlement.

Pourtant, les chrétiens devraient se réjouir de la libération de l’Antéchrist dès lors que sa venue signalera le règne imminent du Messie. En fait, Schmitt ne considérait pas tant l’Antéchrist comme un être terrifiant qui annonçait l’ère messianique que comme un principe de désordre et de chaos : le marxisme. Préserver le monde impliquait d’identifier le Katechon de notre temps et de poursuivre le combat contre le mal.

La conception de Schmitt était intrinsèquement anti-messianique et il s’en expliqua auprès de Taubes en recourant à la Parabole du Grand Inquisiteur chez Dostoïevski, un chapitre des Frères Karamazov dans lequel est décrit le retour du Christ sur Terre qui est emprisonné dans les geôles du Vatican où le Grand Inquisiteur lui motive son expulsion de la terre : le Christ ne peut que perturber les menées de l’Église.

Dans cette optique conservatrice, le Messie n’est pas désiré comme une vie vivante qui pourrait retourner les tables de l’ordre temporel, mais bien comme une possibilité continuée grâce à laquelle les autorités ecclésiastiques gouvernent les fidèles. Schmitt attribue cette mission au Vatican, voire au régime hitlérien ou aux deux en même temps. « En somme, écrit Taubes, les chrétiens comme Schmitt prient pour la préservation de l’État…  Que l’État vienne à disparaître, par la volonté de Dieu, alors, commencerait le règne du chaos ou pis encore : le Royaume de Dieu. »

Taubes reprit de Schmitt l’intuition que la politique et la religion se fondent sur notre attitude existentielle vis-à-vis de la venue du Royaume. Soit nous cherchons à préserver l’ordre actuel des choses, au côté du Grand Inquisiteur, soit nous insistons sur les promesses d’un monde meilleur, promis par les Écritures ; il ne s’agit pas là de simples métaphores, mais de réalités qui persistent à informer les mentalités. Un inévitable combat fait rage, moins entre notre système et ses ennemis, moins entre la révolution et la contre-révolution qu’entre ceux qui attendent le Messie et ceux qui le redoutent. Que nous le voulions ou non, nous devons définir l’Ennemi et l’Ami et donc, nous situer dans une perspective messianiste.

Coup de force : Taubes récupère la rhétorique nationale-socialiste contre le libéralisme, non plus pour soutenir l’antisémitisme et la contre-révolution, mais pour booster le messianisme juif. En cela, Taubes s’opposait d’une façon provocante à Scholem qu’il appelait pourtant son « maître » et avec qui il avait entamé sa carrière universitaire, peu après sa thèse Eschatologie occidentale dans laquelle Taubes avançait que la conception rectiligne et apocalyptique de l’histoire avait émergé du judaïsme et du christianisme, en rupture avec les conceptions antiques et cycliques du temps.

Entre 1951 et 1953, Taubes se fixa à l’Université Juive de Jérusalem où il étudia la Kabbale avec Scholem et il où découvrit sans doute le messianisme de Sabbataï Zevi (1626-1676) que les courants traditionnels du judaïsme avaient repoussé dans les marges, comme une déviation obscurantiste et irrationnelle. Mais Scholem ne tarda pas à rompre avec Taubes, scandalisé par son comportement et par ses conceptions intellectuelles. [Note : apparemment, Taubes aurait entretenu une relation adultère avec la femme de Scholem, qui se serait suicidée par la suite, tout comme la première femme de Taubes.]

Après la mort de Scholem en 1982, Taubes publia une série d’articles dans lesquels il attaquait son ancien mentor. Selon lui, Scholem avait correctement compris Tsevi et son prophète Nathan de Gaza, comme la personnification de l’espérance messianique inhérente au judaïsme, mais, à la différence de Scholem, il ajoutait que tout ce qui pouvait être dit de Tsevi et de Nathan pouvait également l’être de Jésus ou de Paul.

Scholem, pour sa part, avait tenté de distinguer le messianisme chrétien du messianisme juif en dégageant des caractéristiques distinctes. Il n’empêche que sa biographie de Sabbataï Tsevi (1957) fourmille de parallèles étonnants entre la vie de Jésus et celle du messie sabbataïste ; leur carrière se terminent par une mort infâme qui désespéra leurs disciples : Jésus fut crucifié par les Romains et Zevi se convertit à l’Islam pour éviter la mise à mort par les Ottomans. Ensuite, tous deux trouvèrent des porte-paroles, Nathan et Paul, pour expliquer le sens de leur martyr comme une victoire paradoxale sur le mal. « Nathan de Gaza fut le Paul du nouveau messie » et l’apostasie humiliante de Sabbataï Tsevi représentait en fait une sorte d’apothéose.

Du point de vue de Taubes, Scholem s’était montré trop pusillanime en refusant de tirer les conséquences logiques de son postulat : le christianisme était une variante de messianisme juif et Paul, un penseur juif à part entière. Jerry Z. Muller écrit : « C’est à ce moment que le petit Jacob Taubes monte sur scène : il se donne pour mission de rapatrier l’hérétique Paul dans l’histoire du judaïsme et du messianisme. »

Ce rapatriement du christianisme dans le pli du judaïsme importait moins pour Taubes parce qu’il aurait corrigé l’histoire ou marqué des points dans la querelle qui l’opposait à Scholem, mais parce que Paul représentait pour lui le parangon de la foi messianique. Paul était un « fanatique, un zélote juif… totalement antilibéral » qui s’opposait aux courants les plus tièdes du judaïsme de l’antiquité. Définir le libéralisme comme un phénomène pré-moderne est plutôt original mais Taubes en détecte le principe même dans l’Antiquité, au Moyen Âge, et même dans la modernité, comme « la recherche d’un compromis entre les contraires irréconciliables, au travers de la discussion, ou la neutralisation. »

Le judaïsme « libéral » de l’antiquité correspondait au « judaïsme d’Alexandrie », là où vivait une importante communauté juive qui parlait grec et qui était formée à la philosophie platonicienne ; leur école tenta de réconcilier le Dieu de la Bible avec le concept philosophique de Loi, de nomos, cette force impersonnelle et rationnelle qui ordonnait l’univers. Ce judaïsme, selon Taubes, n’était qu’une tentative de prosélytisme envers les Grecs et les Romains, pour convaincre les gentils que les Juifs ne croyaient rien d’incompatible avec la raison, comme l’affirmaient les païens. Les Juifs méritaient donc la considération et la tolérance. Philon d’Alexandrie, « ce philosophe laquais de cour » produisit des interprétations allégoriques et rationnelles de la Bible qui, pour Taubes, l’éloignaient définitivement du judaïsme et de sa foi fondamentale : Dieu est un Dieu vivant.

Il est capital de comprendre que, dans la Bible, Dieu se nomme lui-même le « Dieu vivant », une épithète qui, pour Taubes, contient une puissante charge polémique qui distingue le Dieu vétérotestamentaire des autres. Être vivant implique la capacité à suspendre la loi. Les lois physiques de l’univers ne s’appliquent plus dans le cas des miracles ; même la morale et ses lois, que d’aucuns considèrent comme le cœur de la religion, sont suspendues lorsque Dieu formule une demande contre-nature à ses fidèles. Ainsi, Dieu exige d’Abraham qu’il sacrifie son fils ou qu’Osée épouse une prostituée. Le Dieu vivant signifie également qu’il peut changer brutalement d’avis, revenir sur ses propres commandements, sur l’Alliance, provoquer notre désespoir et notre stupéfaction. Si ce n’était pas le cas, à quoi bon prier ? C’est uniquement dans la mesure où Dieu est « vivant » qu’il pourra « créer un nouveau ciel, une nouvelle terre » lorsque viendra le Messie.

Les libéraux de tout temps n’ont jamais pu comprendre ou admettre le Dieu vivant de la Bible, car croire en un tel Dieu est irréconciliable avec la permanence de la Loi. Les libéraux sont ceux qui croient en un Dieu qui a produit un monde prédictible, au cours régulier, où les phénomènes peuvent être fixés dans un système de coordonnées tantôt scientifiques tantôt morales et qui constituent le bien. Un tel Dieu plaît aux gouvernants qui peuvent se réclamer de lui, se définir comme ses lieutenants tout en l’invoquant comme le protecteur de la stase et d’un progrès paisible et prévisible.

Dans l’Antiquité, les Juifs libéraux ont transformé le Dieu vivant en une abstraction, en un créateur impersonnel, compatible avec les idéaux de domination et de maîtrise gréco-romains ; à l’époque moderne, les « rabbins allemands, libéraux et réformés » de la fin du dix-neuvième siècle ont reformulé le judaïsme pour qu’il s’adapte au protestantisme, au rationalisme et au patriotisme germanique. Systématiquement, les libéraux ont tenté de se convaincre qu’il leur était possible de croire en Dieu en oubliant le Dieu vivant et actif dans l’histoire, qui enverra le Messie pour défaire le monde actuel. Ces juifs libéraux sont les idiots utiles du Katechon et les ennemis inconscients du messie.

Traditionnellement, chez les chrétiens, Paul s’oppose aux Pharisiens, les chefs religieux juifs de l’époque, que les chrétiens décrivent comme bornés, fixés sur la lettre de la Loi qu’ils accomplissent sans en connaître l’esprit. Pour Taubes, Paul et le christianisme des débuts sont moins une révolte contre le pharisaïsme ou contre la loi que contre le « libéralisme juif » d’Alexandrie qui renonce au messianisme comme preuve du Dieu vivant. Il importait donc à Taubes de réintégrer Paul comme un penseur juif qui anticipait le sabbataïsme, près d’un millénaire avant l’heure. Que Jésus ou Tsevi aient été des candidats valables pour ces prétentions messianiques ne représente pas la question la plus importante, ou plutôt, la question ne compte pas pour ceux qui espèrent réellement en la venue du Messie.

Taubes exhortait ses auditeurs à chercher le Messie sans succomber aux psaumes iréniques du libéralisme, mais il mettait également en garde contre la tentation de croire que l’on pouvait influer sur l’avènement. « Le pont-levis par lequel le messie arrivera a été jeté mais il ne peut être abaissé qu’à partir de l’autre côté. » En d’autres termes, nous ne pouvons changer le monde par nous-mêmes.

« Nous libérer spontanément, par notre propre force ? Quand vous êtes arrivé à mon âge, et que vous vous trouvez dans ma condition physique, il est difficile pour quiconque de croire à une chose pareille, excepté pour les prophètes. » En d’autres termes, il nous faut renoncer à espérer en Dieu pour qu’il abaisse le pont-levis tout en refusant tout compromis avec le Katechon ou avec le libéralisme qui visent à maintenir le monde en état. Mais dans un cas comme dans l’autre, le seul effort humain ne suffira pas à provoquer la venue du Messie. [note : Taubes semble parfois employer le terme Professor dans le sens de Prophète.]

Certains philosophes juifs comme Henri Bergson tentèrent de réconcilier le messianisme et la démocratie libérale en associant l’ordre et l’ouverture à la révélation prophétique. D’autres, comme Benjamin Fondane prétendirent que le libéralisme moderne en valait la peine, précisément parce qu’il est lui-même producteur du désordre dans lequel nous pourrons rencontrer Dieu. Si nous souhaitons échapper au dilemme posé par Taubes, le choix entre le Messie et le Katechon, entre le Dieu vivant et le libéralisme, alors, il nous faudra sans doute nous tourner à nouveau vers l’étude des courants obscurs et oubliés de la pensée moderne.

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