Mémoires d'éléphant

 

Pris sur Public Domain Review. Les réincarnations de Jumbo l’Éléphant et autres devenirs-machines par Ross Bullen, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

Dans son essai The Ivory King (1886), le naturaliste américain Charles Frederick Holder nous présente une étude environnementaliste, pré-écologiste, de l’éléphant. Il y célèbre le « véritable roi des animaux, la plus puissante des créatures terrestres qui aient jamais foulé le sol de la terre, une merveille qui ne cesse d’étonner les petits et les grands. »

Et pourtant, ce « roi de l’ivoire » est condamné à l’extinction, un déclin amorcé dès l’époque des chasseurs de la préhistoire et qui se poursuit avec le commerce des défenses, mais aussi à cause de « l’extension de l’empire colonial britannique, l’apparition des chemins de fer et des innovations techniques sur le continent indien où la force naturelle de l’éléphant avait jusque-là été employée par les indigènes. » Tous ces facteurs expliquant selon lui que l’éradication complète de l’espèce n’était plus qu’une question de temps. Bien que Holder éprouve de la sympathie pour le géant proboscidien, il n’approuve pas moins les progrès technologiques qui le remplaceront avantageusement. Si l’éléphant est le « roi des animaux », il ne peut tout de même soutenir la comparaison avec la locomotive à vapeur et d’autres innovations occidentales.  

La comparaison entre l’éléphant et la machine sont des lieux communs de la culture populaire et publicitaire du vingtième-siècle : « Mammouth écrase les prix », « Jumbo » sont des expressions banales mais ce registre s’est élaboré au cours du dix-neuvième siècle, lorsque l’invention du moteur à vapeur marqua les débuts de l’impérialisme européen en Afrique, en Asie du Sud et du Sud-Ouest, foyers des éléphants. Ces nobles créatures impressionnaient les colonisateurs par leur puissance musculaire qui leur permettait d’accomplir les besognes dont ils se débarrassaient déjà par des machines. Non seulement la technologie était supérieure au règne animal, mais elle allait réduire son règne, voire pousser certains de ses représentants dans l’oubli.

Dans Les Temps difficiles (1854), Charles Dickens compare « le piston d’un moteur à vapeur qui s’abaisse et se relève avec monotonie » avec « le front d’un éléphant plongé dans une furie mélancolique. » Pour l’époque victorienne, l’éléphant, en tant qu’outil des « primitifs », représentait un étrange équivalent machinique, comme si l’époque se demandait : qui sait si nos propres outils ne pourraient pas un jour se révolter contre nous, soudain animés d’une « fureur mélancolique. »

Le choc des civilisations n’est pas qu’une image. En l’occurrence, les chemins de fer et les éléphants ont rarement fait bon ménage, à commencer par la mort tragique de Jumbo, en 1885. Dans son roman, Holder consacre un chapitre entier à ce héros du règne animal, comment il fut capturé, acheté à des Africains, avant d’être vendu au Jardin zoologique de Londres, puis à Phineas Taylor Barnum, l’entrepreneur de spectacles américain… une ultime pérégrination dont l’issue tragique scandalisa le public.

En effet, après un ultime tour de piste, Jumbo fut mené à sa bétaillère lorsqu’un train de marchandise, qui avait été dévié, fonça sur lui. Malgré les tentatives du machiniste, la locomotive percuta le pachyderme dont le corps de plus de six mille kilos provoqua le déraillement de tout le convoi. Malheureusement, Jumbo devait décéder de ses blessures un quart d’heure après le crash. En 1889, dans son autobiographie, Barnum décrit cet accident comme une « tragédie qui fut mondialement déplorée » et il affirme même avoir reçu des « centaines de télégrammes et de lettres de condoléances. »

La mort tragique de Jumbo produisit un bizarre ensemble d’ex-voto. Ainsi, pour commémorer le centenaire de la catastrophe, en 1985, la ville de St Thomas inaugura une statue grandeur nature de l’éléphant, sculptée dans le béton armé renforcé par le plasticien autodidacte canadien Winston Bronnum (1929-1991). Quant à la dépouille de Jumbo, elle fut conservée et naturalisée pour continuer ses tournées avec Barnum, avant de rejoindre les collections du Musée naturel de l’Université de Tuft, dédiées au célèbre forain.  Jumbo devint la mascotte des élèves jusqu’à ce qu’un incendie le réduise en cendres, en 1975.

Tout ce qu’il subsiste du glorieux animal est sa queue — l’appendice avait été accidentellement sectionné avant l’incendie puis entreposée parmi  les archives — ainsi que l’urne qui contient ses cendres : un pot de beurre de cacahuètes actuellement toujours conservé par le directeur du musée.

Variations post-mortem aux extrêmes : d’une statue colossale à une poignée de cendres. Ce paradoxe avait déjà été remarqué en 1885, alors que Barnum tentait de rentabiliser la mort de Jumbo en exposant sa dépouille comme attraction ; le 26 septembre, un plaisantin anonyme avait publié une manchette dans The Current, un journal de Chicago où il ironisait : « Le fantôme de Jumbo pourra sans doute se déplacer plus facilement à travers le monde qu’il n’en éprouvait sous son apparence physique. » En effet, des décennies plus tard, l’esprit de l’éléphant continue à hanter les médias et la pop-culture. Dans les lignes qui suivent, je propose quelques télescopages surprenants entre les éléphants et le monde de la technique.

Arrêtons-nous tout d’abord en Inde, dix ans après la Révolte des Cipayes, lorsqu’un groupe d’explorateurs européens préparait une traversée de l’Inde du Nord à partir de Calcutta. Parmi eux, un ingénieur du nom de Banks qui avait inventé un nouveau moyen de locomotion : un éléphant géant actionné par la vapeur : le Béhémoth, ou « Steam-House », capable de tracter « deux wagons de tout confort », un pour les Européens et un autre pour leurs serviteurs. Ce tout-terrain amphibie devait inspirer La Maison à vapeur (1880) à Jules Verne : « il s’agit d’un train routier tracté par une locomotive à quatre roues à vapeur en acier en forme d’éléphant dont les yeux sont des fanaux électriques. »

Voici comment le narrateur de Verne décrit  la survenue de sa machine au cœur de la jungle :

« Tout d’abord, comme s’il tractait la caravane, apparut un gigantesque éléphant. Le monstrueux animal, de vingt pieds de hauteur, trente en largeur, s’avança d’un air décidé, avec opiniâtreté, d’un mouvement dont le mystère frappait l’attention des spectateurs en leur inspirant crainte et révérence… Ses énormes sabots se levaient et s’abaissaient avec une régularité métronomique et bientôt sa cadence s’accéléra de la marche au trot, sans qu’aucune voix ne se fasse entendre ou que la main de l’homme intervienne. Tous éprouvèrent une telle stupéfaction qu’ils reculèrent à une distance respectable, mais quand ils s’approchèrent de nouveau, leur étonnement céda la place à l’admiration. Ils entendirent un grondement, très similaire à celui que poussent ces géants dans les forêts indiennes ; à intervalles réguliers, la trompe de métal produisait un panache de vapeur et pourtant, il s’agissait d’un éléphant ! »

En dépit de son apparence massive, deux fois plus grande qu’un éléphant, la Machine à vapeur parvient à se faire passer pour un véritable animal auprès des indigènes de Calcutta, lesquels s’étonnent tout de même de la fixité de la trompe. « Un remarquable trompe-l’œil, forgé dans l’acier, et dont se serait aperçue toute personne qui s’en serait approchée » La fantaisie coloniale de Verne use et abuse des clichés d’époque : les crédules autochtones s’agenouillent devant le géant de métal en murmurant Nânâ Sâhib, le nom du chef de la révolte des Cipayes, que Verne croyait toujours vivant, mais caché dans la jungle.  

Vingt ans après Verne, Le Merveilleux éléphant électrique (1903) par Frances Trego Montgomery et sa suite De l’alouette aux planètes (1904) met en scène un éléphant machinique ; le progrès aidant, il est animé par l’électricité. Cette mise à jour lui permet de faire le tour du monde mais aussi de gagner le système solaire. Le ton est nettement plus fantaisiste, mais le principe reste identique : la technologie impressionne et domine les non-Occidentaux. L’histoire se termine par la ruse des deux protagonistes enfantins de Montgomery, Harold et Ione, qui camouflent leur machine afin de la faire ressembler à un « Chang Pheuak », un éléphant coloré, signe de bon augure auprès des habitants du Siam.

 « Tous deux s’emparèrent de la peinture blanche et d’une brosse et ils s’activèrent de toutes leurs forces ; en deux heures, le travail était terminé et, devant eux, l’éléphant tout gris, aussi gris qu’une banale souris, s’était transformé en un merveilleux éléphant tout rose. »

Les deux enfants s’arrangent alors pour être capturés par le « chasseur de têtes du Prince du Siam » afin de pénétrer dans le palace royal où leur monture est baignée, nourrie, cajolée, comblée de présents et de bijoux par « deux files d’esclaves, d’une noirceur d’ébène, aux fronts rayés de lignes argentées. »

Montgomery écrivit d’autres aventures à Harold et Ione, dont la plupart furent illustrées par Cassius Marcellus Coolidge également connu pour ses peintures à l’huile qui représentent des chiens joueurs de poker, et qui datent de la même année que L’Éléphant électrique — un des dessins les plus kitsch de Coolidge représente L’Éléphant électrique en proie aux tentacules d’une pieuvre géante ; un autre dessin nous présente la joyeuse entrée d’Harold et Ione en train d’agiter des petits drapeaux américains, perchés sur leur monture.

L’Eléphant électrique de Montgomery allait trouver une réalisation plus macabre dans la réalité. En 1903, les Studios Edison présentèrent un court-métrage de soixante-quatorze minutes qui montrait l’électrocution d’un éléphant, en janvier de la même année. Topsy avait été capturé en Asie du Sud-Ouest et vendu au cirque d’Adam Forepaugh, puis au Parc Sea Lion mais comme ses nouveaux propriétaires n’en tiraient rien, ils décidèrent de… l’exécuter publiquement, par pendaison, en guise de spectacle ! La SPA américaine intervint et ce projet ne fut abandonné qu’au profit d’autres, encore plus débiles et cruels : carotte empoisonnée au cyanure, strangulation, avant de se fixer sur une électrocution par 6600 volts, à l’aide de plaques de cuivre fixées aux sabots.

Le film intitulé « Électrocution d’un éléphant » montre Topsy mené en laisse sur le site de l’exécution. Après une interruption, la caméra fige l’éléphant au centre de l’écran ; la pauvre bête trépigne, pour tenter d’enlever ses sandales meurtrières, avant de se raidir, de vaciller, tandis que des flammes s’élèvent ; enfin, vers la quarante-cinquième seconde, Topsy bascule en avant et le reste du film, soit près de quarante pourcents du métrage complet, nous le montre, sinistrement immobile dans les fumées qui retombent. À la fin, après une autre coupure au montage, nous voyons une silhouette entrer dans le champ : un homme se penche sur le cadavre, comme une présence spectrale, avant de quitter l’écran. Clap de fin.

Alors que Verne ou Montgomery recouraient à l’électricité pour animer un dispositif mécanique, dans le cas présent, c’est l’électricité qui met à mort un être vivant. Le petit film, était voué à un avenir de spectacle dans les fêtes foraines, pour équiper les lunettes des « kinétoscopes » : moyennant quelques pièces, les badauds pouvaient se repasser l’exécution, et ranimer puis terrasser Topsy à nouveau, encore et encore.

À sa façon, le lieu d’exécution de Topsy — qui deviendrait un Luna Park entre 1903 et 1944 —, était déjà un cimetière d’éléphants. L’endroit avait préalablement abrité un immeuble de sept étages, baptisé « Elephantine Colossus », qui comportait trente et un appartements et qui servait d’attraction touristique, d’hôtel, de salle de concerts et même, paraît-il, de maison de passe. L’architecte qui en avait dessiné les plans s’appelait James V. Lafferty ; en 1885, il avait réalisé une version à l’échelle de « Lucy l’Éléphant », une statue érigée près d’Atlantic City en 1881 et qui s’y trouve encore aujourd’hui.

Malheureusement, un incendie détruisit l’Elephantine Colossus, ce qui, d’une certaine manière, anticipait le destin de Jumbo, quatre-vingts ans à l’avance, à ceci près que les cendres de l’immeuble ne furent pas recueillies dans un pot de confitures ! Toutefois, l’esprit de l’éléphant planait sans doute sur les débris fumants de l’immeuble.

Dans le fascicule d’avril 1897 du Metaphysical Magazine, parmi la rubrique « Département des expériences psychiques », figure l’aventure inhabituelle d’un certain « Monsieur M. » qui séjournait en vacances à Long Island, en septembre 1896.

Après une soirée passée à discuter avec ses voisins « au sujet de la télépathie et des phénomènes paranormaux en général », lui et sa femme regagnèrent leur appartement sur la plage où ils aperçurent avec étonnement « le ciel s’illuminer du côté ouest par un ce qui était incontestablement un violent incendie. » Une fois chez eux, Monsieur M. décida de jeter un œil au désastre depuis son balcon et il assista à ce remarquable phénomène.

« À l’instant où je levai les yeux vers le ciel, à un angle d’environ soixante ou soixante-dix degrés, un petit nuage blanc attira mon attention. Sa forme me semblait étrange, tout comme son ombre colorée en blanc et rose. Tout à coup, ce nuage prit distinctement la silhouette d’un éléphant ; le phénomène était tellement surprenant que j’appelai d’autres personnes qui, toutes, corroborèrent mon impression : oui, cela ressemblait à un éléphant, c’en était frappant. Bientôt, le feu s’éteignit et l’image s’estompa avec lui, mais longtemps après, en fait. Et puis, nous n’y avons plus pensé… »

Le lendemain, Monsieur M. découvrit la Une suivante dans le New York Herald : « L’Eléphant de Coney Island a brûlé ! » Du coup, ce fait divers éclairait sous un autre angle l’étrange vision de la veille. Monsieur M. prit la plume  et demanda son avis au Rédacteur en chef du Metaphysical Magazine, qui lui répondit par l’hypothèse suivante.

 « Le public qui assistait à l’incendie a subi un choc émotionnel intense et tous n’avaient qu’une seule idée en tête, qu’ils l’aient seulement pensée, ou exprimée verbalement ou non : L’Eléphant ! L’Eléphant a pris feu ! Quand Monsieur M. a contemplé le ciel écarlate, il a capté leurs pensées… Les nuages adoptent des formes confuses qui ne prennent sens que par les associations de notre esprit, de sorte que le nuage éléphantesque aura sans doute été  façonné par un flux mental qu’aura ensuite reçu par transfert Monsieur M. »

Comme le fantôme de Jumbo, cet immeuble a priori inamovible gagne en mobilité après sa disparition et se décompose en un télégramme psychique qui voyage à travers le temps et l’espace jusque dans les cerveaux des témoins de sa combustion… Un immeuble disparaît dans les flammes, il réapparaît sous la forme d’un éléphant nuage et quelques années plus tard, au même endroit, un éléphant subit une électrolyse fatale, avant de transmigrer et de gagner l’immortalité sur la pellicule d’un film des Studios Edison.

Charles Frederick Holder, l’auteur avec lequel nous avons commencé cet article, n’aurait pas été étonné d’apprendre la forte diminution du nombre d’éléphants depuis l’époque où il vivait, mais le plus étrange est encore la manière dont les hommes ont immortalisé cette espèce qu’ils ont pourtant contribué à faire disparaître : en la transposant grâce à la technologie — cette même technologie qui précipitait leur perte — sous forme de statues, d’immeubles, de locomotives, de photographies, de films et d’autres machines. 

Le 20 juin 2022, près de deux cents kilomètres au nord-est de St-Thomas, la Galerie d’Art contemporain de l’Ontario a inauguré sa première œuvre publique : une sculpture géante qui représente un éléphant en équilibre sur un ballon de crique, mais qui ne tient que par sa trompe, fixée à la verticale sur le sol. Selon son créateur, le plasticien canadien d’origine amérindienne Brian Jungen, cette statue lui fut inspirée par l’histoire tragique de Jumbo ; elle est assemblée sur une charpente de bronze à partir de morceaux de cuir de sofas récupérés dans les décharges, manière de signifier le sort que les hommes ont réservé au règne animal, en le traitant comme de simples meubles ou des réserves de pièces détachées.

L’œuvre s’intitule : « Divan Monstre : Sadzě yaaghęhch'ill » ce qui, en langue Danezaa, veut dire : « Mon cœur est déchiré. »

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