Source : Différence et répétition par Gilles Deleuze, éditions Presses Universitaires de France, collection Épiméthée
Le prince du Nord
dit : « le temps est hors de ses gonds. » Est-il possible que le
philosophe du Nord dise la même chose et soit hamlétien puisqu’il est œdipien.
Le gond, cardo, c’est ce qui assure la subordination du temps aux points
précisément cardinaux par où passent les mouvements périodiques qu’il mesure…
Le Temps hors de
ses gonds signifie au contraire le temps affolé, sort de la courbure que lui
donnait un dieu, libéré de sa figure circulaire trop simple, affranchi des
événements qui faisaient son contenu, renversant son rapport avec le mouvement,
bref, se découvrant comme forme vide et pure.
Le temps lui-même
se déroule, c’est-à-dire cesse apparemment d’être un cercle, au lieu que
quelque chose se déroule en lui, suivant la figure trop simple du cercle. Il
cesse d’être cardinal et devient ordinal, un pur ordre du temps. Hölderlin
disait qu’il cesse de « rimer » parce qu’il se distribue inégalement
de part et d’autre d’une « césure » d’après laquelle début et fin ne
coïncident plus. Nous pouvons définir l’ordre du temps comme cette distribution
purement formelle de l’inégal en fonction d’une césure… c’est la césure, et
l’avant et l’après qu’elle ordonne une fois pour toutes, qui constituent la
fêlure du Je, la césure est exactement le point de naissance de la fêlure…
La césure doit être
déterminée dans l’image d’une action, d’un événement unique et formidable,
adéquat au temps tout entier. Cette image existe elle-même sous une forme
déchirée, en deux portions inégales ; et toutefois, elle rassemble ainsi
l’ensemble du temps. Elle doit être dite un symbole, en fonction des parties
inégales qu’elle rassemble, mais qu’elle rassemble comme inégales. Un tel
symbole adéquat à l’ensemble du temps s’exprime de beaucoup de manières :
sortir le temps de ses gonds, faire éclater le soleil, se précipiter dans le volcan,
tuer Dieu ou le père.
Cette image
symbolique constitue l’ensemble du temps, pour autant qu’elle rassemble la
césure, l’avant et l’après. Mais elle rend possible une série du temps pour
autant qu’elle opère leur distribution dans l’inégal. Il y a toujours un temps,
en effet, où l’action dans son image est posée comme « trop grande pour
moi. » Voilà qui définit a priori le passé ou l’avant : il importe
peu que l’événement lui-même soit accompli ou non, que l’action soit déjà faite
ou non ; ce n’est pas d’après ce critère empirique que le passé, le
présent et le futur se distribuent.
Œdipe a déjà fait
l’action, Hamlet pas encore ; mais de toute façon, ils vivent la première
partie du symbole au passé, ils vivent eux-mêmes et son rejetés dans le passé
tant qu’ils éprouvent l’image de l’action comme trop grande pour eux. Le second
temps, qui renvoie à la césure elle-même, est donc le présent de la
métamorphose, le devenir-égal à l’action, le dédoublement du moi, la projection
d’un moi idéal dans l’image de l’action ; il est marqué par le voyage en
mer d’Hamlet ou par le résultat de l’enquête d’Œdipe, le héros devient
« capable » de l’action.
Quant au troisième temps, qui découvre l’avenir, il signifie que l’événement, l’action ont une cohérence secrète excluant celle du moi, se retournant contre le moi qui leur est devenu égal, le projetant en mille morceaux comme si le gestateur du nouveau monde était emporté et dissipé par l’éclat de ce qu’il fait naître au multiple : ce à quoi le moi s’est égalisé, c’est l’inégal en soi.
C’est ainsi que le Je fêlé suivant l’ordre du temps et le Moi divisé suivant la série du temps se correspondent et trouvent une issue commune : dans l’homme sans nom, sans famille, sans qualités, sans moi, ni Je, le « plébéien », détenteur d’un secret, déjà surhomme dont les membres épars gravitent autour de l’image sublime.
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