« Je me moque de savoir si j’ai tort ou raison »

Source : Différence et répétition par Gilles Deleuze, Presses Universitaires de France, collection Épiméthée.

La particularité des démons, c’est d’opérer dans les intervalles entre les champs d’action des dieux, comme de sauter par-dessus les barrières ou les enclos, brouillant les propriétés. Le chœur d’Œdipe s’écrie : « Quel démon a sauté plus fort que le plus long saut ? »

Le saut témoigne ici des troubles bouleversants que les distributions nomades introduisent dans les structures sédentaires de la représentation. Et l’on doit en dire autant de la hiérarchie. Il y a une hiérarchie qui mesure les êtres d’après leurs limites, et d’après leur degré de proximité ou d’éloignement par rapport à un principe. 

Mais il y a aussi une hiérarchie qui considère les choses et les êtres du point de vue de la puissance : il ne s’agit pas de degrés de puissance absolument considérés, mais seulement de savoir si un être « saute » éventuellement, c’est-à-dire dépasse ses limites, en allant jusqu’au bout de ce qu’il peut, quel qu’en soit le degré. On dira que « jusqu’au bout » définit encore une limite. Mais la limite ne désigne plus ici ce qui maintient la chose sous une loi, ni ce qui la termine ou la sépare, mais, au contraire, ce à partir de quoi elle se déploie et déploie toute sa puissance ; l’hybris cesse d’être condamnable et le plus petit devient l’égal du plus grand dès qu’il n’est pas séparé de ce qu’il peut…

Cette mesure ontologique est plus proche de la démesure des choses que de la première mesure ; cette hiérarchie ontologique, plus proche de l’hybris et de l’anarchie des êtres que de la première hiérarchie. Elle est le monstre de tous les démons. 

Alors les mots « tout est égal » peuvent retentir, mais comme des mots d’ordre joyeux, à condition de se dire de ce qui n’est pas égal dans cet Être égal univoque : l’être égal est immédiatement présent à toutes choses, sans intermédiaire, ni médiation, bien que les choses se tiennent inégalement dans cet être égal. Mais toutes sont dans une proximité absolue, là où l’hybris les porte, et, grande ou petite, inférieure ou supérieure, aucune ne participe à l’être plus ou moins, ou ne le reçoit par analogique. L’univocité de l’être signifie donc aussi l’égalité de l’être. L’Être univoque est à la fois distribution nomade et anarchie couronnée.  

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