« Je dessine un nageur et vous le croyez noyé »

Source : Différence et répétition par Gilles Deleuze, Presses Universitaires de France, collection Épiméthée.

Quand le fond monte à la surface, le visage humain se décompose dans ce miroir où l’indéterminé comme les déterminations viennent se confondre dans une seule détermination qui « fait » la différence. Pour produire un monstre, c’est une pauvre recette d’entasser des déterminations hétéroclites ou de surdéterminer l’animal. Il vaut mieux faire monter le fond, et dissoudre la forme. Goya procédait par l’aquatinte et l’eau-forte, la grisaille de l’une et la rigueur de l’autre. Odilon Redon, par le clair-obscur et la ligne abstraite.

En renonçant au modèle, c’est-à-dire au symbole plastique de la forme, la ligne abstraite acquiert toute sa force, et participe au fond d’autant plus violemment qu’elle s’en distingue sans qu’il se distingue d’elle. À quel point les visages se déforment dans un tel miroir. Et il n’est pas sûr que ce soit seulement le sommeil de la Raison qui engendre des monstres. C’est aussi la veille, l’insomnie de la pensée, car la pensée est ce moment où la détermination se fait une, à force de soutenir un rapport unilatéral et précis avec l’indéterminé.

La pensée « fait » la différence, mais la différence, c’est le monstre. On ne doit pas s’étonner que la différence paraisse maudite, qu’elle soit la faute ou le péché, la figure du Mal, promise à l’expiation. Il n’y a pas d’autre péché que celui de faire monter le fond et de dissoudre la forme. 

Commentaires