Détruire, dit-elle

 

Source : Différence et répétition par Gilles Deleuze, Presses Universitaires de France, collection Épiméthée.

Très généralement, nous disons qu’il y a deux manières d’en appeler aux « destructions nécessaires » : celle du poète, qui parle au nom d’une puissance créatrice, apte à renverser tous les ordres et toutes les représentations pour affirmer la Différence dans l’état de révolution permanente de l’éternel retour ; et celle du politique, qui se soucie d’abord de nier ce qui « diffère », pour conserver, prolonger un ordre établi dans l’histoire, ou pour établir un ordre historique qui sollicite déjà dans le monde les formes de sa représentation. 

Il se peut que les deux coïncident, dans un moment particulièrement agité, mais ils ne sont jamais le même. Nul moins que Nietzsche ne peut passer pour une belle âme. Son âme est extrêmement belle, mais non pas au sens de belle âme ; nul plus que lui n’a le sens de la cruauté, le goût de la destruction. Mais précisément, dans toute son œuvre, il ne cesse d’opposer deux conceptions du rapport affirmation-négation.

Dans un cas, la négation est bien le moteur et la puissance. L’affirmation en résulte, disons comme un ersatz. Et peut-être n’est-ce pas trop de deux négations pour faire un fantôme d’affirmation, un ersatz d’affirmation. Mais comment l’affirmation résulterait-elle de la négation si elle ne conservait pas ce qui est nié ? Aussi bien Nietzsche signale-t-il le conservatisme effrayant d’une telle conception. L’affirmation est bien produite, mais pour dire oui à tout ce qui est négatif et négateur, à tout ce qui peut être nié.

Ainsi, l’Âne de Zarathoustra dit oui ; mais, pour lui, affirmer, c’est porter, assumer, se charger. Il porte tout : les fardeaux dont on le charge (les valeurs divines), ceux dont il se charge lui-même (les valeurs humaines), et le poids de ses muscles fatigués quand il n’a plus rien à porter (l’absence des valeurs). Il y a un goût terrible de la responsabilité chez cet âne ou ce bœuf dialecticien, et un arrière-goût moral, comme si l’on ne pouvait affirmer qu’à force d’expier, comme s’il fallait passer par les malheurs de la scission et du déchirement pour arriver à dire oui. 

Comme si la Différence était le Mal et déjà le négatif qui ne pouvait produire l’affirmation qu’en expiant, c’est-à-dire en se chargeant à la fois du poids du nié et de la négation même. Toujours la vieille malédiction qui retentit du haut du principe d’identité : seule sera sauvée non pas ce qui est simplement représenté mais la représentation infinie, le concept qui conserve tout le négatif, pour rendre enfin la différence à l’identique. De tous les sens de Aufheben, il n’y en a pas de plus important que celui de soulever. Il y a bien un cercle de la dialectique mais ce cercle infini n’a partout qu’un seul centre qui retient en lui tous les autres cercles, tous les autres centres momentanés. Les reprises ou les répétitions de la dialectique expriment seulement la conservation du tout, toutes les figures et tous les moments dans une Mémoire gigantesque.

La représentation infinie est mémoire qui conserve. La répétition n’y est plus qu’un conservatoire, une puissance de la mémoire elle-même. Il y a bien une sélection circulaire dialectique, mais toujours à l’avantage de ce qui se conserve dans la représentation infinie, c’est-à-dire de ce qui porte et de ce qui est porté. La sélection fonctionne à rebours, et élimine impitoyablement ce qui rendrait le cercle tortueux ou qui briserait la transparence du souvenir. Telles les ombres de la caverne, le porteur et le porté entrent sans cesse et sortent pour rentrer, dans la représentation infinie ; et voilà qu’ils prétendent avoir pris sur eux la puissance proprement dialectique.

Mais d’après l’autre conception, l’affirmation est première : elle affirme la différence, la distance. La différence est la légère, l’aérienne, l’affirmative. Affirmer n’est pas porter, mais tout le contraire : décharger, alléger. Ce n’est plus le négatif qui produit un fantôme d’affirmation, comme un ersatz. C’est le Non qui résulte de l’affirmation : il est à son tour l’ombre, mais plutôt au sens de la conséquence, on dirait de Nachfolge. Le négatif, c’est l’épiphénomène. La négation, telle dans une mare, est l’effet d’une affirmation trop forte, trop différente et peut-être faut-il deux affirmations pour produire l’ombre de la négation comme Nachfolge ; et peut-être y a-t-il deux moments qui sont la Différence comme minuit et midi, où l’ombre même disparaît.

C’est en ce sens que Nietzsche oppose le Oui et le Non de l’Âne et le Oui et le Non de Dionysos-Zarathoustra, le point de vue de l’esclave qui tire du non le fantôme d’une affirmation et le point de vue du « maître » qui tire du Oui une conséquence de négation, de destruction, le point de vue des conservateurs de valeurs anciennes et celui des créateurs de nouvelles valeurs.

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