Pris sur Academia.edu. Illusions messianiques : Taubes, Bloch, Benjamin et la nécessité de l’intériorité par Benjamin Steele-Fisher, Critical Research on Religion, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
J’estime
que les souffrances du temps présent ne comptent guère auprès de la gloire à
venir qui doit être révélée pour nous… Car nous savons que toute la Création
soupire et souffre les douleurs de l’enfantement jusqu’à maintenant et non
seulement elle, mais nous aussi qui avons les prémices de l’Esprit, nous-mêmes
aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, la rédemption de
notre corps.
Épître
aux Romains 18, 22
*
Quand
l’Apocalypse échoue, la gnose prend le relais
Jacob
Taubes
*
On
n’est déçu que par ce qu’on aime
Georges
Bernanos
*
Dans son célèbre
séminaire sur Paul (1987), le philosophe (et rabbin) juif-allemand de la
religion Jacob Taubes déclarait à propos de sa méthodologie :
« Je ne
pense pas théologiquement. Je travaille sur des matériaux théologiques, mais je
pense en termes d’histoire des idées ou en termes historiques tout court. Je
cherche le potentiel politique de métaphores théologiques, tout comme Schmitt
s’interrogeait sur le potentiel théologique de concepts légaux. »
Caractéristique de
Taubes : son enracinement dans l’histoire va de pair avec un rejet de
l’historicisme. Comme Ole Jakob Løland l’a remarqué, le séminaire de Taubes
cherchait à effacer la distinction entre l’histoire et la philosophie chez Paul
en l’abordant par les marges du judaïsme et du christianisme. Sans doute
faut-il voir un parallélisme entre le propre flou identitaire de Taubes et la
volonté paulinienne de supprimer les distinctions entre juifs et grecs, maître
et esclave, homme et femme.
Taubes se situait
lui-même dans une trajectoire philosophique issue de la fin de l’empire
wilhelmien et de la République de Weimar qui mêlait l’histoire, la philosophie,
la théologie, le politique pour produire un messianisme marxiste sécularisé.
Les figures d’Ernst Bloch et de Walter Benjamin importent mais contrairement à
eux, Taubes cherchait à enraciner son messianisme dans l’historiographie des
messianismes juifs concrets, une histoire qui comporte son lot d’attentes
déçues et de messies ratés.
Précisément, au
cœur de la pensée de Taubes se trouve la question de l’échec du messianisme, de
la crise qui survient lorsque la rédemption se voit démentie par les faits —
son approche « tout-terrain » explique aussi certaines de ses
interprétations erronées : ainsi, Sigrid Weigel a « arraché le masque
paulinien » que Taubes plaquait sur Benjamin pour le faire passer à tort
pour un penseur gnostique, point sur lequel nous reviendrons.
La période de
formation de Taubes s’est en grande partie déroulée après la Seconde Guerre
mondiale, dans un contexte différent de celui de Benjamin et de Bloch qui
appartenaient tous deux à une génération antérieure. Dans les années 80, Taubes
écrivit qu’il avait « représenté l’apocalypse de la révolution sans les
illusions des marxistes messianistes comme Bloch et Benjamin. » Que
voulait-il dire ? Que signifiaient ces deux penseurs pour lui ?
Le retour de l’hérétique.
En octobre 1951,
Taubes fut expulsé de l’Université de Jérusalem où il venait pourtant d’arriver
sur l’invitation de Gershom Scholem après l’achèvement de sa thèse en Suisse, elle-même
suivie d’un bref séjour aux États-Unis. Après une dispute à la fois
intellectuelle et personnelle avec Scholem, il retourna aux États-Unis pour
l’essentiel de sa carrière, avant d’obtenir un poste en Europe, en Allemagne, à
l’Université libre de Berlin, où il professa jusqu’à sa mort en 1987.
Néanmoins, en 1981, Taubes retourna brièvement à Jérusalem pour mettre le point
final à sa dispute avec Scholem lors du Huitième Congrès d’Études juives.
Taubes y prononça
une conférence [« Le Messianisme et son prix »] dans laquelle il
critiquait la conception de Scholem comme quoi il existait une démarcation
nette entre le judaïsme en tant que religion de l’extériorité (le messianisme
est une rédemption du monde) et christianisme religion de l’intériorité (le
messianisme est un divorce de l’intériorité avec le tumulte du monde) une
critique qui serait réitérée par Moshe Idel dans Messianisme et Mystique
(1998)
Taubes suggérait
que le messianisme résultait d’une intériorisation de l’espérance en période de
crise eschatologique et il notait d’étonnantes similitudes entre le sabbataïsme
et le christianisme de Paul ; par ailleurs, Taubes retournait contre
Scholem ses propres thèses comme quoi le christianisme primitif était une secte
hérétique juive et qui pouvait être annexée à l’histoire du messianisme.
« Le critère de l’intériorisation ne sépare pas avec netteté le
christianisme et le judaïsme. »
En effet, comment
justifier la rédemption du monde lorsque le Messie a échoué sinon en se
tournant vers l’intériorité ? Quand l’apocalypse échoue, la gnose prend le
relais et c’est ainsi que Paul a repoussé la Parousie à une date indéterminée
et que Sabbataï Zevi s’est converti à l’islam. « Si nous considérons la
dialectique à l’œuvre dans l’expérience messianique d’une collectivité lorsque
la prophétie et la rédemption échouent, c’est moins le monde qui s’effondre que
l’espérance. » Sans cette conversion à l’intériorité, la contradiction
serait insupportable et absurde.
Sur ce point
Scholem était bien d’accord et on pourrait dire que les deux penseurs
abordaient le même territoire, mais avec des règles différentes. Grosso modo,
l’approche de Scholem se voulait à la fois historique et anthropologique, avec
une profonde méfiance envers le messianisme, « une absurdité
dangereuse », qui avait peu à peu reflué par vagues de neutralisation
successives, alors que Taubes, à la croisée de l’histoire et de la philosophie,
voyait dans le messianisme « la révélation d’une facette hautement signifiante
de la nature humaine » caractérisée par un sentiment d’aliénation, de
contradiction, d’échec et de déception.
Si on replace
l’intervention de Taubes dans son parcours intellectuel, on peut la lire moins
comme la critique ou comme l’éreintement d’un disciple envers son ex-mentor que
comme un moment-clef de l’évolution intellectuelle de Taubes : cette
conférence jette un pont entre ses œuvres de jeunesse et son ultime séminaire
sur Paul tout en éclairant ses interprétations de Bloch et de Benjamin. Dans L’Apocalypse
par le bas (2006), Joshua Robert Gold écrit à propos de l’intériorisation
des espérances messianiques « qu’il s’agit moins de gnosticisme à
proprement parler que d’une caractéristique que Taubes attribue à la pensée
gnostique en réponse aux tribulations apocalyptiques. »
Déjà dans Eschatologie
occidentale, la thèse de Taubes sur les origines de la pensée apocalyptique
depuis l’ancien Israël jusqu’à Hegel et Marx, le gnosticisme apparaissait
« comme une nouvelle forme de pensée qui s’était maintenue jusqu’à
aujourd’hui et qui poursuivait son développement. » Toute philosophie de
l’Histoire ne peut qu’émerger à partir d’une conscience eschatologique d’un
délai, « la vie du royaume intérieur. » Et cette orientation
intérieure vers la fin donne vie à l’apocalyptique comme travail du négatif
tourné contre le monde extérieur afin d’y mettre à jour la vérité cachée, ce
qui produit une tension constante entre l’intérieur et l’extérieur, qui ne peut
se résoudre que par un événement terminal.
En ce sens, le
nihilisme apocalyptique a de profondes affinités avec le futurisme messianique,
mais aussi avec l’étrangeté-au-monde du gnosticisme et dans sa thèse, Taubes
s’ingénie à les confondre au lieu de mettre en évidence tout ce qui les sépare.
Non content de
cela, Taubes généralise le propos à une échelle transhistorique ; le
gnosticisme n’apparaît plus du tout comme un phénomène confiné à la haute
antiquité. Il suffit que se manifeste une connaissance intérieure d’un savoir
secret (gnôsis) pour que ce principe soit localisable dans des époques
hétérogènes : la mise en question de l’être du monde produit une
subjectivité radicale, « l’évangile du Dieu lointain et inconnu, voire
non-existant » devient un invariant anthropologique qui signe tous les
mouvements révolutionnaires ou nihilistes.
En fait, Taubes
figurait parmi les nombreux intellectuels allemands qui, depuis l’essai
fondateur de Hans Jonas Gnosis und Spätantiker Geist (1934), cherchaient
à remonter la piste du gnosticisme ; il diffère par son approche
volontairement anachronique et intempestive qui étire le phénomène hors des
proportions que lui assignaient des penseurs comme Voegelin ou Blumenberg.
Ensuite, il s’en distingue par son approbation, loin de l’interpréter comme un
motif de désenchantement de la modernité.
Dans Paul
l’Avorton (2020), Løland distingue entre un Taubes optimiste des débuts (celui
d’Eschatologie occidentale) et un autre tardif, pessimiste (celui du Messianisme
et son prix) : au départ, Taubes considère le gnosticisme et son
intériorité comme part intégrante de la généalogie de l’apocalyptique et de la
pensée révolutionnaire, puis, à partir du Messianisme et son prix, les
thèmes apparaissent associés à l’échec et à la crise. Cette évolution est
inséparable de son propre contexte d’existence et rétroagit sur son interprétation
de Bloch et de Benjamin comme précurseurs de son projet intellectuel.
À force de
s’identifier aux hérétiques Paul et Sabbataï Tsevi, Taubes tentait d’effacer à
la fois les limites du champ d’investigation académique et théologique en y
introduisant sa radicalité gnostique, tout en s’inspirant et en révisant les
œuvres des messianistes de la république de Weimar.
Futurisme effectif :
Bloch.
Dans son essai Entre
Lumières et Apocalypse (1985), Anson Rabinbach souligne l’émergence d’une
« nouvelle sensibilité juive allemande » peu après la Première Guerre
mondiale, caractérisée par une tournure « apocalyptique, utopiste et
pessimiste » et qui s’explique par une rapide industrialisation, un
développement bureaucratique et par la sécularisation de la modernité, autant
de schèmes caractéristiques du « désenchantement » wébérien. Bloch,
Benjamin et les penseurs de l’École de Francfort associaient, par un curieux
mélange, le judaïsme à l’étude des religions comparées, la philosophie du
langage, l’esthétique et l’ésotérisme, sans oublier, bien sûr, le marxisme. Il
en résulta un « souffle anarchique d’air frais dans la maison que Staline
avait bâtie. »
Ernst Bloch parlait
des « courants chauds » du marxisme ; néanmoins, l’origine de
cette sensibilité provenait en grande partie de l’expérience de la Grande
Guerre. « Avant août 1914, les écrits de Bloch et de Benjamin ne possèdent
pas encore leur tournure apocalyptique ni leur messianisme radical. C’est la
guerre qui a forcé cette thématique chez eux. » Au contraire de la
tonalité mélancolique de Benjamin, Bloch a conservé une approche optimiste,
activiste, que, selon moi, Taubes a cherché à imiter en la dépassant pour
l’assimiler à ses propres critères d’intériorisation messianique et pour rendre
compte de son sentiment d’échec, après la Seconde Guerre mondiale.
Les premières
traces de l’influence de Bloch sur Taubes apparaissent dans Eschatologie
occidentale où il puise abondamment à son essai Thomas Münzer,
théologien de la révolution (1923) La révolution anabaptiste y apparaît
comme l’ultime expression médiévale du messianisme et sa première apparition
moderne : un surgissement anachronique depuis le seuil défini par Joachim
de Flore, une externalisation de l’ecclesia spiritualis, la
tentative de réaliser le troisième âge et le Royaume de Dieu sur terre.
Au contraire de
Luther, qui reste un simple réformateur de l’Église, Münzer visait une
révolution générale de la société et voulait lui imposer le rythme de la
sécularisation, pour briser le cycle existentiel médiéval : « la
spiritualisation du monde est aussi une sécularisation de l’esprit, la
matérialisation de l’esprit signifie qu’on le perd dans le monde. »
Dans Eschatologie
occidentale, cette étape marque l’externalisation de la flamme
intérieure gnostique qui devient un incendie qui illumine le monde. Taubes
télescope les époques et rapproche Münzer de Kierkegaard, Hegel et Marx en
localisant chez lui une subjectivité moderne où l’ego se sépare des
institutions et des puissances du monde, un peu comme si les Anabaptistes
avaient anticipé Feuerbach et s’étaient réappropriés le pouvoir
théologique.
Ce rejet du monde par
une praxis révolutionnaire constitue la plus grande réussite de Münzer et Taubes
l’intègre dans sa généalogie eschatologique, à la suite de Bloch, à la
différence que chez ce dernier, Münzer apparaît davantage comme un mystique que
comme un apocalyptique et que son gnosticisme est plus suggéré qu’ouvertement
cité, comme une négation de la nature. Néanmoins, jusque-là, l’interprétation
qu’en tire Taubes est plutôt correcte, mais il prend soin d’occulter sa source
d’inspiration. L’Esprit de l’utopie (1921) n’est pas cité non plus dans Eschatologie
occidentale mais les parallèles sont flagrants ; comme le rappelle
Wilhelm Styfhals (2019) Taubes a également été accusé d’avoir plagié Hans Jonas
et Karl Löwith.
En outre, Taubes
neutralise « l’antisémitisme métaphysique » de Harnack à propos de
Marcion en définissant le Dieu étranger du gnosticisme comme celui de la Bible
hébraïque, ce qui était d’ailleurs aussi la position de Bloch. « Marcion nous
vient non seulement par Paul, mais aussi par Moïse qui connut le seul,
véritable Dieu étranger, celui qui se révèle dans le Dieu de l’Exode, entre l’Égypte
et Canaan. » [Dans L’Athéisme
dans le christianisme, Bloch identifie le Mauvais démiurge au panthéon
égyptien alors que, pour Harnack, il est clair que le Mauvais démiurge est le
Dieu de l’Ancien Testament. Aussi étrange que cela paraisse, Bloch interprète
Marcion dans un sens favorable au judaïsme.]
Pour Bloch, le
gnosticisme est le « ferment d’inadéquation » entre le présent et les
espérances messianiques d’une rédemption acosmique, « car ce monde est
une erreur, il est vide, devant le visage de la vérité absolue, il doit être
détruit. » Chez Bloch, le concept de « gnôsis » est
l’analogue de la critique marxiste de l’économie politique, tout comme chez
Taubes, l’intériorisation gnostique est l’équivalent de la prise de conscience
révolutionnaire. Cependant, dans les textes ultérieurs de Taubes, les
divergences se manifestent.
Dans son article La
Cage d’acier et l’Exode hors de celle-ci ou une querelle au sujet de
Marcion, hier et aujourd’hui (1984), soit entre Le Prix du messianisme
et le séminaire sur Paul, Taubes reconnaît l’influence de Bloch sur son
approche du gnosticisme dont il décrit l’histoire comme un « palimpseste »
nécessaire à l’élucidation du climat intellectuel contemporain. Par ailleurs, Taubes
ajoute n’avoir pas cherché à réaliser une percée décisive, mais suggère plutôt
que la « cage de fer » de Weber est un « hiéroglyphe
gnostique » qui résume la condition moderne du vingtième siècle.
Avant de
s’intéresser à l’héritage de Marcion, Taubes célèbre Bloch comme « le premier
à se référer à la modernité de Marcion dans une perspective historique et
intellectuelle, en termes d’une eschatologie qui cherche moins à restaurer le
passer qu’à produire une nouveauté radicale. » C’est ce que Harnack
appelait une « glorieuse étrangeté qui s’ouvre et revient à la
maison » et que Bloch décrivait pour sa part comme « un
scintillement qui fait signe depuis l’enfance de toute homme, l’endroit où nul
n’a encore été, le foyer natal. » Plus loin, Taubes loue Bloch pour avoir
conceptualisé historiquement le Dieu de Marcion et l’avoir ainsi « rapproché
du messianisme en dépit de son antisémitisme métaphysique. »
Si ces lignes nous
paraissent remarquables, c’est parce qu’elles indiquent bien que Taubes
comprenait le messianisme de Bloch, ainsi que son interprétation de Marcion,
celle d’un futurisme pur, indéfiniment externalisé. En effet, chez Bloch, c’est
le monde extérieur qui doit se conformer au monde intérieur, ou plutôt
l’intériorité qui s’externalise sous forme de mouvement révolutionnaire. En ce
sens, la dynamique du messianisme prend une tournure unidirectionnelle à la
fois en termes d’histoire et de relation du sujet avec le monde, car il n’y a
plus de retournement par lequel le sujet pourrait revenir à soi, ou oublier le
monde, pas plus qu’il n’est question de retour à un paradis perdu, dans un
lointain passé.
Sous cet angle, la
théorie de l’intériorisation de Taubes représente un écart par rapport à
Bloch : comme la lumière allumée à l’extérieur ne parvient pas à
ressembler à la flamme intérieure, le sujet fait retour sur soi, afin de
résoudre cette contradiction ce qui, dans la lecture de Taubes, évacue
l’optimisme de Bloch, qui reste, lui, toujours tendu vers « l’étoile de
l’avenir » malgré les catastrophes du vingtième siècle. En résumé, Taubes
se demande ce qui se passe quand le messianisme a échoué alors que Bloch
avance, tête baissée, sans se laisser ralentir.
Dans son article,
Taubes compare Bloch à Buber : tous deux se revendiquent d’un
« messianisme concret, effectif », trope que Taubes réemploiera
lorsqu’il comparera la théologie politique de Schmitt et de Bloch. Mais pour
l’heure, il fait remarquer que Buber, tout en condamnant Marcion, avait noté la
curieuse simultanéité entre la rébellion de Bar Kokhba et l’apparition du marcionisme. Après le siège du
Bétar en 135, une crise survint au sein du messianisme et c’est par cette
brèche que devait s’engouffrer l’évangile de l’intériorité de Marcion,
« en y sacrifiant l’histoire. »
On voit ici la
dette de Taubes à l’égard de Buber : l’intériorisation de l’attente comme
réponse à une crise insupportable, un motif que Taubes reprendra pour établir
un parallèle entre Paul et le Sabbataïsme.
Comme le remarquait
Ivan Boldyrev dans sa biographie de Bloch, (2014), ce dernier cherche à
dépasser le mythe gnostique pour agir dans l’histoire alors que Taubes ne fait
pas la différence entre les deux démarches. Pour Bloch, le futur demeure
ouvert, alors que pour Taubes, il se referme et c’est sur ce point précis qu’il
va capter l’héritage spirituel de Walter Benjamin.
Dans Jacob
Taubes und die Kritische Theorie (2001), Michea Brumlik affirme le
gnosticisme de Taubes qui décrit un cosmos corrompu et un avenir bouché, ce qui
l’oppose à des penseurs comme Bloch, demeurés fidèle à une « histoire
ouverte sur l’avenir », en conformité avec les courants dominants du
judaïsme et du christianisme qui « ne condamnent pas essentiellement
le monde et l’histoire en dépit des calamités qu’elles apportent. »
Nihilisme
mondialisé : (més)interprétation de Benjamin.
La lecture de
Benjamin par Taubes est entachée de polémiques et apparaît dans un contexte de
vives tensions. Son article « Walter Benjamin : un marcionite
moderne ? » (1986) est publié quatre ans après la mort de
Scholem ; selon certains, on peut le lire comme un règlement de comptes
posthume, d’autres l’expliquent par la trouble fascination de Taubes pour
Schmitt ; d’autres encore y voient simplement un exemple de malhonnêteté
intellectuelle et même de faute morale après le suicide de Benjamin.
Dans son
article : « Le masque de Paul » (2019) Sigrid Weigel
distingue deux lignes de discours chez Taubes : une qui remonte à ses
« Notes sur le surréalisme » (1966) jusqu’à l’essai sur
Benjamin et l’autre qui s’étend de la découverte de la correspondance de
Benjamin où ce dernier exprime son intérêt pour Schmitt, jusqu’au séminaire sur
Paul de Taubes. « L’œuvre de Benjamin y subit diverses métamorphoses,
d’abord sous le masque du plus moderne des marxismes théologiques, puis, comme
théoricien du messianisme, puis comme auteur d’une théologie politique et enfin
comme marcionite moderne. »
En exhumant cette
généalogie, Weigel démonte l’interprétation frauduleuse de Taubes, en
particulier lorsqu’il décrit Benjamin comme un « partisan du
surréalisme » afin d’établir une corrélation entre le surréalisme et le
gnosticisme, pour étayer son propre projet ; d’autre part, Taubes décrit
Benjamin comme confortablement installé entre la théologie et le marxisme alors
que cette relation était tout sauf « cosy », mais plutôt
contradictoire et conflictuelle. Ensuite, Weigel se tourne vers la conférence
de Taubes Culture et idéologie (1969) dans laquelle il étudie l’analyse
du capitalisme par Benjamin dans le Livre des Passages.
Si l’enquête de
Weigel, la plus exhaustive sur le sujet, démontre effectivement les
manipulations et les fraudes interprétatives de Taubes, elle ne nous dit pas
grand-chose de ses motivations profondes.
Au départ, Taubes
annexe Benjamin à son schéma apocalyptique + messianisme + dynamique gnostique
de crise + intériorisation et il s’appuie sur un aphorisme de Benjamin, intitulé
« Fragment théologico-politique » et qui dit : « La
politique, dont la méthode s’appelle le nihilisme, bien qu’elle puisse détruire
le monde ancien, ne peut en édifier un nouveau, hormis sous forme poétique, par
l’imagination, et elle doit donc entreprendre un voyage vers l’intériorité. »
Taubes obscurcit
délibérément la signification de l’aphorisme afin de l’assimiler plus
facilement à son Eschatologie occidentale. Et c’est ainsi que Taubes va
comprendre la pensée de Benjamin à travers son propre prisme : profondément
marquée par l’échec, par un sentiment d’étrangeté au monde, par « une
abjecte fantasmagorie infernale », pour mieux lui apposer ensuite
« le masque de Paul » et lui imputer son propre acosmisme.
Taubes a sans doute
pris connaissance des écrits de Benjamin lors de son séjour écourté à
l’Université de Jérusalem, lorsqu’il était encore sous la tutelle de Scholem et
sans doute cette première lecture porte-t-elle la trace de cette relation
compliquée.
En fait, Taubes va
établir un lien de Bloch à Benjamin, en se basant seulement sur une critique
favorable que Benjamin aurait écrit sur L’Esprit de l’utopie… mais qui a
été perdue ! Cette absence de source n’empêche pas Taubes de classer
Benjamin « parmi la seconde vague théorique du marcionisme moderne »,
au côté de Bloch. Au mieux, il fait de Benjamin un gnostique, au pire un
chrétien et il précise que « ce marxiste mystique présente des
caractéristiques qu’on n’aurait jamais songé voir apparaître ni dans le
marxisme ni dans le messianisme juif. »
Le but ultime de la
manœuvre est de construire un Benjamin paulinien, sur base de matériaux
blochiens, à la fois en réponse à Schmitt et en opposition à Scholem. Le
séminaire sur Paul formera le creuset de cette lecture : Taubes se sert de
l’Épître aux Romains 8 et 13 pour établir leur « forte
ressemblance avec le fragment théologico-politique de Benjamin, ce texte
hautement condensé, polémique d’un bout à l’autre, non seulement contre le nomos
mais contre toute la Création. »
Dans sa lecture de
l’Épître aux Romains, Taubes définit la nature comme une « catégorie
eschatologique qui doit être dépassée » et il précise que « la
Création ne joue aucun rôle dans le Nouveau Testament et qu’il n’y a là-dedans
qu’une seule chose qui compte : la Rédemption. » Ce sont là les
termes mêmes qu’il employait trois ans plus tôt à propos de Benjamin de sorte
qu’on peut se demander s’il lit Paul à travers Benjamin ou le contraire…
« Benjamin avait une conception paulinienne de la Création : la
nature tout entière soupire. Ouvrez Paul et lisez-le à voix haute et ensuite,
lisez Benjamin, vous serez surpris. Romains 8.18. Voilà de quoi parle
Benjamin : la création est corrompue, car elle est privée d’espoir. »
Cette attribution
d’un trait gnostique à Benjamin a suscité les foudres d’exégètes qui
considèrent, à raison, que Taubes obscurcit délibérément la pensée d’un auteur
toujours resté fidèle à la tradition juive. Ainsi, selon Weigel : « Pour
Benjamin, la Création est le monde de la Genèse, le topos antérieur à
toute émergence historique, mais certainement pas le monde déchu du gnosticisme
dont serait responsable le mauvais démiurge, le Dieu de l’Ancien
Testament. »
Weigel cite
également les écrits de Benjamin sur Kafka dans lesquels il rejette
explicitement tout gnosticisme, décrivant même les écrits de Kafka comme
« un combat contre la gnose » D’autre part, l’École de Francfort
cherchait « à réconcilier l’homme avec l’homme, l’homme et la
nature » et de son côté Benjamin insistait sur le fait que « le
Messie peut survenir à chaque instant » y compris même dans l’heure la
plus sombre de l’histoire individuelle ou collective.
Et pourtant, cela
n’empêche pas Taubes de pousser la logique au plus loin, d’évoquer un « nihilisme
politique mondial » de Benjamin, proche de Romains 13.
« J’affirme
que ce nihilisme développé par Benjamin constitue le fil rouge de la formule Hōs
mē dans Corinthiens
et Romains. Le monde dépérit, la morphé de ce monde
est passée. D’où le rapport au monde, tel que le jeune Benjamin le
comprend : la mondialisation politique comme nihilisme. Bien sûr, je
ne prétends pas que l’expérience de Benjamin [l’échec du messianisme] soit identique à celle de
Paul dans le sens exégétique traditionnel. Je veux seulement dire : il
s’agit de la même expérience, et il y a clairement des indices dans le texte
qui le prouvent. Les tribulations qui ont éprouvé Paul corps et âme sont les
mêmes que celles qui ont éprouvé Benjamin après 1918 et pendant la guerre. »
Fidèle à sa méthode
anachronique, Taubes brouille les repères entre histoire et philosophie et il
replie Paul sur Benjamin, amalgamant leur échec ressenti face à l’histoire,
dans l’attente d’une rédemption qui n’a pas eu lieu. Mais nulle part Taubes ne
montre chez Benjamin un mouvement d’intériorisation face à la
catastrophe ; il répète seulement qu’il se débattait lui aussi avec les
conditions de possibilité d’un tel tournant intérieur gnostique, ce qui tout au
plus suggère sa présence, sans l’attester.
En fait, je pense
que Taubes reconnaissait chez Benjamin une fidélité à « une écriture
ouverte sur l’avenir » à l’opposé de Paul ou des Sabbataïstes qui, eux,
accomplirent effectivement le tournant intérieur et c’est précisément ce sens
d’une ouverture toujours possible au futur que Taubes en était venu à considérer
comme illusoire, en dépit de sa forte proximité au messianisme de Benjamin.
Conclusion.
En mars 1977,
Taubes écrit une lettre à Jürgen Habermas dans laquelle il évoque sa relation à
l’École de Francfort : « Vous êtes le fils légitime et moi, le
fils illégitime. »
Un bâtard de
l’histoire…
Dès le début,
Taubes s’est défini comme un hérétique, un provocateur nietzschéen qui pense
depuis les marges révolutionnaires. C’était certainement le cas quand il
s’intéressait au messianisme de Bloch ou de Benjamin. Taubes a repris les
tendances gnostiques du premier et la mélancolie du deuxième pour produire un
ensemble de contre-lectures ou de mésinterprétations hautement
stimulantes ; mais au bout du compte, il s’éloigne de « l’écriture à
venir » de l’École de Francfort pour suivre une ligne d’intériorisation en
réponse à la crise et à l’échec du messianisme, ce qu’il reconnaissait par
ailleurs.
Au grand dam de ses
collègues, en 1961, Taubes accepta une charge académique à l’Université Libre
de Berlin où il fut le premier professeur à temps plein d’histoire du judaïsme,
à peine deux décennies après la chute du régime hitlérien et sans doute avait-il
encore à l’esprit l’antisémitisme et les persécutions. « Alors même que les
ruines du Troisième Reich brûlaient encore, Taubes entretenait l’espoir d’une
rédemption par l’Apocalypse » (Willem Styfhals) Soutenu par le gauchisme
non-dogmatique des années soixante, Taubes et sa seconde femme Margarita
Brentano devinrent les coqueluches des campus, attirant même Herbert Marcuse
depuis les États-Unis ainsi que d’autres intellectuels.
Dans sa
correspondance de 1917, Taubes évoque une « révolution culturelle par en
bas » mais il semble avoir assez rapidement déchanté au sujet de la
« léninisation des esprits » ; en fait, dès les années 80, le
communisme était entré en crise, malgré l’implication de nombreux mouvements de
gauche en Amérique latine, et l’austérité néolibérale allait bientôt
s’installer un peu partout en Occident, annonçant un rééquilibrage politique
vers la droite. L’échec du mariage de Taubes ainsi qu’une série de graves
dépressions n’arrangèrent rien à l’affaire.
Ces désillusions historiques, conjointes à son goût pour les marges, expliquent à la fois son pessimisme et son gnosticisme. De ce point de vue, Taubes est un personnage tragique, marqué par l’échec à bien des égards. Bien que ses interprétations de Bloch et de Benjamin soient intellectuellement indéfendables, il reste un exemple fascinant de confrontation à une catastrophe qui se répète, à l’écrasement de l’espoir. Que fait-on quand l’apocalypse échoue ? À notre époque de pandémie, d’inégalités croissantes et de résurgence totalitaire, il est bon de tendre une oreille attentive à la fréquence du messianisme.
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