Source : Vivre la fin des temps par Slavoj Žižek, éditions Flammarion, collection Bibliothèque des savoirs.
S’il exista jamais
un exemple d’architecture dans lequel prédomina la fonction symbolique, ce fut
en Albanie communiste où le leader, Enver Hodja, obsédé par l’idée de protéger
le pays des invasions étrangères, ordonna la construction de plus de dix mille
petits bunkers en forme de champignon, la plupart ayant six mètres de diamètre,
sur tout le territoire de l’Albanie, pays le plus pauvre d’Europe avec un
million et demi d’habitants.
Bien entendu, la
fonction des bunkers n’était ni réelle (comme moyens de défense militaire, ils
ne valaient rien), ni imaginaires : ils ne furent certes pas construits
pour le plaisir de ceux qui devaient s’y retrancher ; leur construction
fut décidée pour un motif purement symbolique : témoigner de la
détermination de l’Albanie à se défendre à tout prix.
Dans son court
roman, La Pyramide (1992), Ismaïl Kadaré étaye cette fonction symbolique
par une fonction réelle. Au début, le pharaon Chéops déclare à ses conseillers
qu’il n’entend pas se faire construire une pyramide comme ses prédécesseurs.
Alarmés par cette annonce, les conseillers font remarquer que l’érection d’une
pyramide serait cruciale pour préserver une autorité ; quelques
générations auparavant, la prospérité a accru l’indépendance du peuple, qui a
commencé à douter de l’autorité du pharaon et à y résister.
Lorsque Chéops
décrète qu’il faut enrayer la prospérité du pays, les conseillers examinent les
diverses options qui permettraient d’atteindre cet objectif (partir en guerre
contre les pays voisins, provoquer artificiellement une catastrophe naturelle,
par exemple en détournant le cours du Nil, ce qui ruinerait l’agriculture),
mais toutes ces options sont rejetées pour leur trop grande dangerosité ;
si l’Égypte sortait vaincue de la guerre, le pharaon lui-même et son élite risqueraient
de perdre le pouvoir ; une catastrophe pseudo-naturelle pourrait révéler
l’incapacité des instances dirigeantes à contrôler la situation, ce qui
engendrerait le chaos.
Les conseillers en
viennent donc à l’idée de construire une pyramide d’une grandeur telle que son
chantier mobilisera toutes les ressources du pays et compromettra sa
prospérité ; cette sape des énergies de la population aura pour effet que
tout le monde se tiendra tranquille. La conduite du projet place le pays en
état d’urgence pendant deux décennies, tandis que la police secrète du
pharaon s’emploie à découvrir des plans de sabotage et à organiser des rafles
dignes de l’époque stalinienne, des confessions publiques et des exécutions.
Le roman se termine sur un rapport expliquant comment l’ingénieuse et sage idée du pharaon fut mise en pratique dans les siècles suivants, jusqu’à l’époque contemporaine, la palme de l’originalité revenant à l’Albanie où, au lieu d’une grande pyramide, des milliers de petits bunkers firent l’affaire.
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