Al Carbone et sa bande

 

Source : Différence et répétition par Gilles Deleuze, éditions Presses Universitaires de France, collection Épiméthée

Le simulacre ou phantasme n’est pas seulement une copie de copie, une ressemblance infiniment relâchée, une icône dégradée. Le catéchisme, tant inspiré des Pères platoniciens, nous a familiarisés avec l’idée d’une image sans ressemblance : l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu, mais, par le péché, nous avons perdu la ressemblance tout en gardant l’image…

Le simulacre est précisément une image démoniaque, dénuée de ressemblance ; ou plutôt, contrairement à l’icône, il a mis la ressemblance à l’extérieur, et vit de différence. S’il produit un effet extérieur de ressemblance, c’est comme illusion, et non comme principe interne ; il est lui-même construit sur une disparité, il a intériorisé la dissimilitude de ses séries constituantes, la divergence de ses points de vue, si bien qu’il montre plusieurs choses, raconte plusieurs histoires à la fois. Tel est son premier caractère.

Mais n’est-ce pas dire que, si le simulacre se rapporte lui-même à un modèle, ce modèle ne jouit plus de l’identité du Même idéel, et qu’il est au contraire modèle de l’Autre, l’autre modèle, modèle de la différence en soi dont découle la dissimilitude intériorisée ? Parmi les pages les plus insolites de Platon, manifestant l’anti-platonisme au cœur du platonisme, il y a celles qui suggèrent que le différent, le dissemblable, l’inégal, bref, le devenir, pourraient bien ne pas être seulement des défauts qui affectent la copie, comme une rançon de son caractère second, une contrepartie de sa ressemblance, mais eux-mêmes des modèles, terribles modèles du pseudo où se développe la puissance du faux.

L’hypothèse est vite écartée, maudite, interdite, mais elle a surgi, ne fût-ce qu’un éclair témoignant dans la nuit d’une activité persistante des simulacres, de leur travail souterrain et de la possibilité de leur propre monde. N’est-ce pas dire davantage que le simulacre il y a de quoi contester, et la notion de copie et celle de modèle ? Le modèle s’abîme dans la différence, en même temps que les copies s’enfoncent dans la dissimilitude des séries qu’elles intériorisent, sans qu’on puisse dire jamais que l’une est copie, l’autre modèle…

Dans le mouvement infini de la ressemblance dégradée, de copie en copie, nous atteignons à ce point où tout change de nature, où la copie elle-même se renverse en simulacre, où la ressemblance enfin, l’imitation spirituelle, fait place à la répétition.

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