Source : Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel par Jean-François Marquet, éditions Ellipses, collection L’Université philosophique, les cours de philosophie, dirigée par Jean-Pierre Zarrader.
Comment puis-je dire que je pars de mon originalité, de
ma détermination, de mon talent, puisque cette particularité je ne la connais
qu’une fois l’œuvre accomplie. Ai-je du talent ? Je n’en sais rien. Si
j’ai du talent, de quel type s’agit-il ? Je n’en sais rien non plus. Je ne
le sais que lorsque l’œuvre est là. Dès lors, je ne sais ni si j’ai du talent,
ni quel talent j’ai dans le cas où j’en ai. Comment puis-je alors
commencer ? Pour Hegel, il n’y a pas quantité de solutions, il n’y en a
qu’une seule : se jeter à l’eau. Il ne sert de ruminer sur soi, non. « Commencer
immédiatement et passer à l’acte, sous quelques circonstances que ce soit et
sans penser davantage au début, aux moyens, à la fin, car son essence, celle de
l’esprit créateur, et sa nature étant-en-soi, sont tout en un, début, moyens et
fin. »
C’est très beau de dire qu’il faut se jeter à l’eau,
mais encore faut-il une chiquenaude initiale qui me décide à agir, qui éveille,
autrement dit, ma vocation. Pour un créateur, d’une certaine manière, il n’y a
pas de hasard, toutes les expériences qu’il fait sont là pour susciter la mise
en œuvre du désir inconscient qui est établi en lui et dont il deviendra
justement conscient dans la mesure où, incité par la circonstance, il passera à
l’acte. C’est ce que dit Goethe lorsqu’il dit que toute son œuvre est une œuvre
de circonstance, une œuvre dont il n’a pas puisé le point de départ en
lui-même, mais dans ce démonique qui préside au monde et qui fait de lui un
ensemble de hasards objectifs, de hasards significatifs qui sont là pour lui
suggérer de passer à l’acte.
C’est la vocation philosophique de Malebranche :
un jour où il pleuvait, il s’abrita dans une librairie, prit un livre au
hasard, l’ouvrit et commença à lire ; tout d’un coup, il sentit que son
cœur battait plus vite, il ressentit une lumière dans son esprit et le voilà
philosophe. Le hasard d’un jour de pluie et de la façon du libraire de disposer
ses livres ; tout cela lui avait fait saisir le Traité de l’homme
de Descartes, éveillant subitement en lui une vocation philosophique qu’il a
ensuite traduite en œuvre et qui l’a conduit à la prise de conscience de
lui-même, de ce qu’il était au point de départ.
Une chiquenaude d’où tout a surgi ensemble, une circonstance extérieure, a priori insignifiante, mais qui est comme le moyen détourné dont se sert mon talent inconscient pour me prévenir que j’ai à faire œuvre, une œuvre dans laquelle je découvrirai de quel ordre est mon talent.
Commentaires
Enregistrer un commentaire