Ill. : Mikhaïl Klodt. Texte : Avec Gogol, essai sur l’inconsistance, par Lucian Raïcu, éditions de L’Âge d’Homme, collection Slavica, traduit du roumain par Odile Serre.
« Il ajouta que les lois en vigueur dans cet
empire, de renommée à nulle autre pareille, les âmes recensées, qui avaient
terminé leur carrière terrestre, continuaient à figurer jusqu’à la révision
suivante sur les listes d’imposition, afin de ne pas infliger à
l’Administration un surcroît de travail et de ne pas ajouter un nouveau rouage
au mécanisme gouvernemental par lui-même déjà si compliqué… Toutefois, cette
mesure, bien que juste, était fort onéreuse pour beaucoup de propriétaires,
contraints de payer la captation pour des morts comme pour des êtres vivants.
Aussi, par considération envers son hôte, était-il assez disposé à prendre sur
lui une partie de cette lourde charge. »
Seule la vitesse avec laquelle l’idée de Tchitchikov
circule à l’intérieur des phrases nous informe que la proposition est absurde
et que nous pénétrons au cœur de la folie. Pour être plus précis, observons
aussi que les phrases, soumises, de l’intérieur, à l’assaut vertigineusement
rapide de l’idée, n’ont elles-mêmes aucune vitesse propre : plates,
poussiéreuses, seulement parce qu’il est ce qu’il est, le rien à l’état pur qui
permet le déplacement dynamique, sans
obstacles, de l’idée. Des phrases somnolentes, de celles qui doivent emporter
la crédulité de leur auditeur, habitué à s’ennuyer, à considérer l’ennui comme
un attribut de la probité.
Ce ne sont pas l’excès et la « folie » qui
sont suspectes chez Gogol, mais le « bon sens », l’apparence
forcément douceâtre de la probité. Le diable, pour lui, est terriblement
ennuyeux ; l’ennui est l’arme meurtrière de l’enfer. Tchitchikov est un
homme qui surveille ses paroles, cultivant les euphémismes les plus choisis,
mais étrangers aux excès : « Quant à l’objet principal, Tchitchikov
s’exprima avec grande circonspection, il ne parla pas d’âmes mortes, mais
seulement d’âmes inexistantes. »
La structure de l’esprit tchitchikovien ne tolère
aucune aspérité, rien de prononcé, de tranchant, de percutant ; aucune
inégalité. Ses paroles excitent chez l’interlocuteur une force opposée ;
ainsi, après avoir écouté très patiemment l’exposé clair et correct de
Tchitchikov, doté d’une introduction ample, d’un développement et d’une
conclusion qui découle naturellement de ce qui précède, Sobakievitch ressent le
besoin impérieux d’une réplique directe et concise :
« Vous avez besoin d’âmes mortes ? »
demanda-t-il sans la moindre surprise, comme s’il s’agissait de blé.
« Oui, ou plutôt, d’âmes inexistantes » répondit Tchitchikov, croyant bon d’adoucir à nouveau l’expression.
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