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Pris sur Public Domain Review. Les carrés noirs avant Malevitch par Andrew Spira, traduction de l’anglais par Neûre Aguèce, no copyright infringement intended.

Le Carré noir (1915) de Kazimir Malevitch est sans doute un des tableaux les plus singuliers jamais réalisés. Malevitch le tenait pour l’œuvre ultime, censée mettre un terme à la peinture. Pure dépense, noir parfait, intensité visuelle maximum : d’une manière ou d’une autre, toute œuvre d’art en procédait, contenue implicitement en lui. D’où le nom du courant que ce tableau allait inspirer : suprématisme.

D’un autre côté, le Carré noir représentait l’aboutissement d’un processus inauguré par les impressionnistes dans les années 1870 : le démantèlement du langage pictural en ses composantes.

Après des siècles de représentations naturalistes, focalisées sur un sujet ou sur un thème, les artistes se tournaient à présent vers le langage de l’art lui-même, un langage ramené à ses fondements essentiels, les couleurs et les formes, au détriment de l’anecdote ou de l’histoire. L’art abstrait était né.

Malevitch entraîna le processus plus loin : il affirmait non seulement la superfluité du sujet, mais aussi de la créativité qui n’était plus nécessaire à l’expression artistique. Au bout du compte, la convention même de l’art s’effacerait au profit d’une libération de la conscience, immédiate ou non. Le Carré noir signait l’accomplissement d’un programme philosophique, mais il constituait aussi une icône, un objet magique destiné à propulser les spectateurs au-delà d’eux-mêmes, dans un état non-différencié.

Compte tenu du rôle que Malevitch lui attribuait dans l’avancement spirituel de l’humanité, la nouveauté du Carré noir importait : rien de pareil ne pouvait l’avoir précédé et c’était en partie vrai. En effet, en cherchant bien, on peut lui trouver des prédécesseurs. Après tout, un carré noir est un symbole d’une extrême plasticité, susceptible de se charger d’un fort potentiel symbolique, du deuil, à la comédie, de la métaphysique à la politique. Bien que Malevitch n’eût sans doute pas en tête toute la gamme symbolique, ou tous les usages de cette figure géométrique, certains de ses « précurseurs » jettent un éclairage inattendu sur son œuvre.

Dans son Utriusque Cosmi  (1617) ou Histoire des Deux mondes, l’astrologue et médecin anglais Robert Fludd se servit d’un carré noir pour représenter la totalité de l’univers avant la création de notre monde.

En 1759, Laurence Sterne inséra une page entièrement noire dans son roman Tristram Shandy pour marquer la mort du Pasteur Yorick. Sterne s’inscrivait ainsi dans une tradition de « pages endeuillées » qui remontait au quinzième siècle : parmi la collection de livres de dévotions de la British Library, nous trouvons des pages entièrement noires, peintes à la main, censées exprimer la désolation du monde après la crucifixion. Des globules de teinture rouge y marquent parfois le sang de la Passion, mais de telles insertions de ténèbres visaient à communiquer au lecteur l’impression traumatisante de participer à l’heure la plus sombre.

Au dix-septième siècle, ces pratiques se sécularisent. Les recueils d’élégies qui commémoraient la disparition de têtes couronnées comportaient parfois en guise de page d’illustration un rectangle noir. Ainsi, dans le « Kingly bed of meserie », (1649) imprimé à l’occasion de l’exécution de Charles I, une page intégralement noire fait face à une rêverie shakespearienne, où le pathos le dispute à la pompe « My shivering body, oh what stormy weather / was that, which violently tost me hither / where am I now? What rubicundious light / is this ? that bloodyes my amazed sight ? » Sans doute le lecteur se sentait-il invité à plonger le regard dans le sombre abyme de l’oubli qui faisait écho à cette déploration.

Près de trois siècles plus tard, en 1935, à la mort de Malevitch lorsque son Carré noir fut suspendu au-dessus de sa dépouille, à la fois en signe de deuil, mais aussi comme une fenêtre sur l’au-delà. Pourtant, la mode en était depuis longtemps passée.

Dès la moitié du dix-huitième siècle, en Europe, le goût du noir, considéré comme maniériste, n’était plus de mise chez les imprimeurs et le deuil s’exprimait de façon plus sobre ; par ailleurs, lorsque Sterne y recourut, il s’agissait plutôt d’une parodie ou d’un gimmick absurde, dans le ton de son exubérant roman qui tourne en dérision les conventions littéraires.

Malevitch avait-il entendu parler de Tristram Shandy ? Ce n’est pas impossible. Au début des années 20, le critique Viktor Chklovsky considérait ce roman comme un précurseur du langage futuriste alogique et poétique « Zaoum » alors en cours d’élaboration parmi les cercles futuristes russes, alors même que Malevitch préparait son Carré noir.

Ce langage « transmental » était censé altérer l’état de conscience du lecteur et c’est sous cette influence que les premières peintures suprématistes incorporaient des fragments et des collages de mots ou d’images, comme Un Anglais à Moscou (1914) ; en fait, les rayons X ont prouvé que le Carré noir avait initialement été peint sur un canevas semblable, à l’époque où les tableaux alogiques de Malevitch se composaient de formes géométriques régulières et monochromes. Cette découverte permit de réinscrire le Carré noir dans une tradition préexistante, dont il se voulait à la fois le prolongement et la subversion, comme le roman de Sterne, pourrait-on dire.

Les rayons X révélèrent également les traces d’inscriptions sur les bords du Carré noir qui font allusion à une autre célèbre page de l’histoire de l’art. « Combat de nègres. » Ces quelques mots, à peine déchiffrables, proviennent d’un livret publié par Alphonse Allais, le premier avril 1897, à Paris.

Cette monographie se compose de sept pages, chacune consacrée à une couleur dans laquelle le lecteur est appelé à reconnaître des figures ou des objets, alors qu’en fait, on n’y voit évidemment qu’une page de couleur pleine. Ainsi, un rectangle intégralement écarlate se veut une description de la « Récolte de tomates par des Cardinaux apoplectiques au bord de la Mer rouge (Effet d’aurore boréale) » Le jaune : « Manipulation de l’ocre par des cocus ictériques. » La légende pour le rectangle noir dit : « Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit. »

Le trait d’humour d’Alphonse Allais est en fait une reprise d’un tableau intégralement noir de Paul Bilhaud pour le Salon des incohérents (1882) et qui portait le même titre.

Malevitch était-il familier de ce sens de l’absurde ? L’Album Primo-Avrilesque d’Allais avait probablement été diffusé en Russie avant 1915. Dès 1911, Mikhaïl Larionov organisait une exposition dont le clou était constitué par un plan entièrement noir et qui portait le titre : Combat de nègres pendant la nuit. Comment cette inscription s’est-elle ensuite retrouvée sur le tableau de Malevitch ? Ce n’est pas clair… En tout cas, bien que l’inscription ne corresponde pas à la tonalité de ses réflexions d’alors, elle paraît terriblement cohérente avec  son intention provocatrice.

Au cours du dix-neuvième siècle, les rectangles noirs servirent souvent d’accessoires au magasin des farces et attrapes. Le tour classique était de faire passer un carré noir pour une œuvre d’art. Ainsi, on découvre dans Le Charivari du 19 mars 1843, au bas de la page de Raymond Pelez donnant la « première impression du salon de 1843, un tableau monochrome noir, large rectangle richement encadré. Un Effet de nuit qui n'est pas clair... de lune, acheté subito par Mr Robertson, fabricant de cirage. »

En Allemagne, vers 1845, un libretto composé par le directeur de théâtre Franz Graf von Pocci, recourut à un procédé analogue pour illustrer une histoire de pièce dont la représentation tourne peu à peu au chaos… et à l’extinction des lumières.

En 1839, von Pocci avait été précédé par le caricaturiste Cham, alias Amédée de Noé. Dans son Histoire de Monsieur Lajaunisse, qu’on peut considérer comme la première bande dessinée française, Cham nous décrit les mésaventures d’un personnage à la Pierre Richard. Sa bande dessinée se sert à deux reprises de l’astuce du rectangle noir lorsque la narration se déroule dans l’obscurité. Monsieur Lajaunisse souffle la chandelle, se prépare à aller dormir, mais s’étonne de la dureté de sa couche : il a escaladé une armoire à tiroirs.

La « blague au noir » traversa ensuite l’Atlantique : la même année où Malevitch présentait son Carré noir, un certain G.L. Hanger produisait une série de cartes postales sur des villes anglaises « by night », entièrement noires, à l’exception de leur toponyme, dans le bord inférieur blanc du cadre.

Le noir reste une couleur privilégiée pour symboliser l’errance ou l’ignorance. En novembre 1848, de retour à Paris après s’être engagé dans la légion polonaise, Nadar se met au service de l’éditeur Pierre-Jules Hetzel qui lance la Revue comique à l’usage des gens sérieux. Nadar y donne plusieurs suites de gravures, dont une histoire en images publiée en douze livraisons de mars à mai 1849 : « La Vie privée et publique de Mossieu Réac ». L’état mental bourbeux du personnage est dépeint comme un magma chaotique de traits noirs.

Dans son Atlas historique (1830), le journaliste irlandais Edward Quin développe l’histoire du monde au travers d’une série de cartes où les régions inconnues sont figurées par des zones noires, dans le dessein de mieux faire ressortir la relativité du savoir humain. Forcément, la plus ancienne carte est un tableau noir. Et pourtant, l’humanité a toujours aussi bien pensé. En somme, le noir désigne à la fois le plein et le vide.

En 1912, l’architecte et écrivain américain Claude Fayette Bragdon [théosophe et théoricien de la quatrième dimension] comparait la conscience humaine à un plan bidimensionnel qui traverserait un cube à trois dimensions ; notre perception est une succession de formes plutôt que de solides. Essentiellement, l’être humain est un cube, mais sur le plan de la vie courante, nous faisons seulement l’expérience de coupes successives. Selon Bragdon, si nous traversons le plan de la vie perpendiculairement, avec rectitude et constance, nous nous ferons l’impression d’être des carrés mais si nous traversons le plan à l’oblique, selon des trajectoires semi-erratiques, nous nous ferons l’impression d’être une succession de formes irrégulières.

Les étranges théories de Bragdon étaient connues en Russie où elles influencèrent Malevitch pour qui le Carré noir n’était pas simplement une question de surface ou de plan parallèle. En 1915, lors de sa première exposition, le Carré noir était suspendu dans l’angle d’une pièce, comme une icône, entre deux murs et le plafond, c’est-à-dire à la croisée des trois dimensions, un poste en surplomb où il semblait mettre en abyme le cube que formait la salle d’exposition.

Métaphysique avant tout, le Carré noir n’était pas censé exprimer de vues politiques. Cependant, le Drapeau noir, un groupe anarchiste installé en Russie depuis 1903 ne tarda pas à s’en revendiquer et à s’en servir comme emblème. Malevitch, lui, y recourait comme marque de fabrique. Ainsi, on le voit prendre la pause sous son Carré noir aux côtés d’étudiants, lors d’un voyage de Vitebsk à Moscou, en 1920.

Le rouge et le noir sont deux couleurs qui siéent particulièrement la Russie : en 1854, en pleine Guerre de Crimée, Gustave Doré, dans son Histoire de la Sainte Russie représentait les débuts de la Russie historique comme une étendue de néant noir. « Les origines se perdent dans les ténèbres de l’Antiquité. » Malevitch aurait sans doute approuvé ces paroles, mais pas leur intention dénigrante. Pour Malevitch, les origines de la Russie étaient noires parce que pures, naturelles, pleines d’énergie, non polluées par les prétentions civilisatrices occidentales.

En 1875, le journal britannique The Graphic publia un supplément sur les Puissances belligérantes européennes sous forme de diagrammes. Y figurent sous forme de carrés — dont les arêtes constituent les frontières — les territoires de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie, de France, d’Autriche-Hongrie, de la Russie, ainsi que leurs colonies et zones d’influence respectives. Le « NOIR UNICOLORE » désigne la Russie dont l’étendue comprend alors la Pologne, l’Ukraine, la Biélorussie, représentés comme de pâles ombres, alors que la Grande-Bretagne, qui comprend l’Irlande et ses colonies, sont respectivement peintes en rouge éclatant et en rose. Qu’est-ce qui a motivé cette palette ? Sans doute le souci de rendre l’agenda colonial britannique plus sympathique…

Reste que le noir s’avère une couleur extrêmement plastique, dont la signification et les implications affectives varient en fonction du contexte, passant de la terreur, au désespoir, ou à l’humour absurde. Le Carré noir de Malevitch s’adapte à tous les domaines : religieux, épistémologie, politique, dramatique, précisément parce que sa perfection et sa puissance échappent à toute rationalisation, ce qui était le but.

Nous tentons d’appréhender le monde au travers de formes a priori que nous pensons retrouver dans la réalité et dont nous évaluons les ressemblances, les textures, les modifications, les répétitions. La forme générale qui émerge de ces réductions d’une totalité insaisissable dessine un réseau de relations qui nous permettent d’agir de façon instrumentale sur des régularités. Le Carré noir suspend pour un moment cette volonté de saisie et de simplification : le Carré noir n’offre aucune prise, il ne permet pas d’établir de relations stables. Le sujet ne se constitue pas, il reste indéterminé, un réservoir de virtualités. Tragique ? Absurde ? Comique ?

Métaphysique, pour sûr !

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