« Je préférerais ne pas »

 

Texte : Avec Gogol, essai sur l’inconsistance, par Lucian Raïcu, éditions de L’Âge d’Homme, collection Slavica, traduit du roumain par Odile Serre.

Gogol écrivait-il facilement ? Avec difficulté ? Il écrivait avec une incroyable facilité. Et il écrivait avec une extrême difficulté. Sa plume volait et remplissait, à une vitesse fulgurante, une feuille après l’autre. Sa plume s’enlisait à chaque mot, et chaque phrase représentait un gémissement, un nouveau motif de lamentation.

Gogol, c’est à la fois le glissement doux de la plume, et son achoppement impuissant contre un point mort, contemplé dans tous les affres du désespoir. Parce que Gogol explosant de vitalité est parfois pris d’élans frénétiques en pleine rue. Parce que Gogol parfois encore est abattu par la maladie, envahi par un sentiment de faiblesse et d’épuisement. Parce que Gogol est trop jeune, et parce que Gogol est trop vieux : une jeunesse étrange, prolongée, une vieillesse tout aussi étrange chez un jeune homme qui n’a pas trente ans, en proie aux accès de sénilité précoce.

Parler du « laboratoire » de Gogol, en l’isolant du reste, ne serait guère fructueux. Il faut appréhender Gogol tout entier et jusqu’au bout. Le style de Gogol se rapproche de celui d’un humble copiste, d’un malheureux Akaki… L’écrivain, fasciné par l’existence, aux antipodes de l’esprit créateur, d’un simple copiste, excellait dans la direction opposée : personne ne mérite plus que lui le qualificatif de génie inventif. Copier et inventer : le créateur de cet Akaki, qui avait tant de mal à faire autre chose que sa copie habituelle, si bien que la tentative du brave directeur de lui donner « une besogne plus importante dont tout le travail consistait à changer le titre général et à faire passer quelques verbes de la première à la troisième personne », se solde par un échec pour le « malheureux tout en nage. »

Akaki copie, il ne sait faire autre chose. Gogol invente tout, avec une aisance extraordinaire, lui non plus ne sachant faire autre chose. Tous deux atteignent la perfection : chacun à sa manière. On peut dire de Gogol comme d’Akaki Akakievitch : « en dehors de la copie rien ne semblait exister pour lui. » Même si le premier fait seulement ce qu’il a toujours fait, demandant « décidément, quelque chose à copier », le second veut tout changer. Le premier fait seulement ce qu’il a toujours fait, le second rien de ce qu’on a déjà fait. Mais au fond, ils sont extrêmement proches.

L’obsession du travail à faire, de la copie, jusqu’au sacrifice, a un objet dérisoire, mais son intensité touche à la prière. Ou, disons, à la création : une création d’autant plus bouleversante qu’elle est sans but. Ces ambiguïtés sont fondamentales pour Gogol : de l’incertitude des choix, entre des niveaux tout à fait distincts pour un esprit rationnel, vient son génie. Mais aussi sa maladie. Sa gaieté et son énorme exubérance inventée, mais aussi son profond désespoir.

Optons, pour le moment, en faveur d’un sens sûr du texte, en ignorant les autres, tout aussi sûrs, et nous verrons, dans les lignes qui suivent, Gogol lui-même, délaissant la dérisoire caricature, en pleine activité de création.

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