« Je mange de la viande, le monde est violent »

Source : Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel par Jean-François Marquet, éditions Ellipses, collection L’Université philosophique, les cours de philosophie, dirigée par Jean-Pierre Zarrader.

C’est là une innovation de l’hégélianisme, le concept, le sens, la vérité apparaît sous la forme de violence : ce qui me fait violence, ce qui me pousse à aller toujours plus loin, c’est le genre auquel j’appartiens, mais qui veut en même temps être réalisé par moi de la manière la plus intégrale.

C’est cette vérité générique qui constitue ma dimension universelle et avec laquelle j’ai un rapport intérieur, qui va être pour moi le principe de ce dérangement absolu qu’on appelle l’Histoire : si l’homme, à la différence de l’animal, est un être historique, c’est parce qu’il s’éprouve dès le début comme appelé à accomplir toutes les possibilités que recèle son essence, et c’est ce déploiement progressif des virtualités contenues dans l’essence humaine qu’on appelle Histoire.

Autrement dit, pour reprendre la formule de Montaigne : « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition. » On pourrait dire de même que « chaque éléphant porte en lui la forme de l’éléphantesque condition » mais la différence est que cela n’implique pour l’animal aucune obligation : il se borne machinalement à faire les actes qui lui sont prescrits par les instincts résultant de son hérédité, alors que, pour l’homme, cette humaine condition, le genre humain, c’est l’exigence d’aller en avant, de réaliser le tout de l’humanité, de l’essence interne de l’humanité et c’est cette exigence qui va être le moteur de l’Histoire.

Marx, sur ce point, restera dans le sillage de Hegel : pour lui, l’homme a initialement son être-là dans les modes naturels ou particuliers de production (chasse, pêche, etc) et cet être-là naturel, assez proche de celui des autres espèces va être dérangé du dedans par l’irruption du mode de production capitaliste, le capital n’étant rien d’autre que l’essence générique de l’homme, le travail, qui apparaît comme valeur d’échange, réifié, pétrifié dans le capital, qui exploite le travail vivant et le force à produire de la plus-value.

Et cette irruption dans le capital de l’essence humaine va avoir pour premier résultat la destruction tout à fait justifiée de toutes les différences : avant le capital, il y avait des humanités différentes ayant chacune son travail, son mode de culture, avec l’irruption du capital, tous les hommes tendent à devenir des travailleurs interchangeables, à n’être plus que des individus exprimant la même essence, c’est-à-dire le travail indéterminé, où se détruit toute particularité naturelle et immédiate.

Certes, cela paraît au début comme une catastrophe, l’individu étant dépouillé de tout ce qui lui donnait une valeur et une consistance, restant seul face à son concept aliéné, mais cela peut aussi aboutir, chez Marx, loin des perspectives hégéliennes, à un résultat positif, la révolution socialiste qui fait rentrer dans l’individu sa vérité aliénée, son essence aliénée. Et l’on pourrait considérer cela comme étant une sorte de forme matérialiste du savoir absolu chez Marx, la fin de la préhistoire, la fin de l’introduction à l’Histoire, de même que la Phénoménologie de l’esprit n’est qu’une longue introduction au savoir. 

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