Source : Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel par Jean-François Marquet, éditions Ellipses, collection L’Université philosophique, les cours de philosophie, dirigée par Jean-Pierre Zarrader.
Ce qu’il faut, c’est en quelque sorte mettre la mort au
travail ; en tant que la mort va me libérer de ma particularité, elle va
donner à mon opération une portée universelle ; ce que je fais, si je le
fais à partir de l’espace de la mort, cela cesse d’être l’opération d’une
activité particulière, l’opération d’un talent ou d’un don contingent qui
serait le mien, cela devient quelque chose qui a une portée universelle.
Comme vous le voyez, dès lors, nous ne sommes plus dans le domaine du travail matériel précis, nous sommes déjà, bien qu’Hegel ne l’indique pas, dans un domaine qui serait plutôt celui de l’art ou de la pensée.
Sur ce point, l’analyse hégélienne anticipe sur ce qu’on trouvera plus
tard dans une réflexion comme celle de Maurice Blanchot lorsque ce dernier dit
que l’œuvre d’art s’enracine dans ce qu’il appelle « le désœuvrement
absolu », l’espace de la mort. Autrement dit, ce qui distingue l’artisan, le
travailleur, de l’artiste, c’est que l’artiste, certes, produit, comme le
travailleur, avec talent, habilité, etc., mais cette production s’enracine dans
la passivité angoissée devant la mort, comme disait Mallarmé d’Edgar Poe :
La mort triomphait en cette voix étrange. C’est la mort qui triomphe dans la
voix de tout poète ou dans l’œuvre de tout artiste.
Toute une partie de l’art moderne, post-hégélien, va justement graviter autour de cette idée selon laquelle c’est à partir de l’expérience qui est proprement l’expérience du rien, à partir de l’espace de la mort, donc du désœuvrement absolu, que peut surgir une œuvre qui a une portée universelle et qui n’est pas un simple tour d’adresse d’artisan.
Nous avons parlé de l’artiste, mais cela vaut également pour le philosophe, cela vaut pour Hegel lui-même ; il y a dans la vie de Hegel par Rosenkranz une anecdote significative : après un cours de Hegel, à Iéna, un nouvel étudiant assistant pour la première fois à un cours de Hegel, fut tellement surpris qu’il s’écria en sortant : « Cet homme, c’est la mort. » Car, dans le cours de Hegel, tout ce que l’on croyait ferme, juste, établi, indiscutable, était déstabilisé et remis en mouvement. Donc, le philosophe, comme l’artiste parle à partir de la mort.
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