Source : Leçons sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel par Jean-François Marquet, éditions Ellipses, collection L’Université philosophique, les cours de philosophie, dirigée par Jean-Pierre Zarrader.
Pourquoi la force ? Parce que la force apparaît,
de même que la chose, comme un universel ; la chose, contrairement à la
qualité sensible, était un universel dans la mesure où toute chose est la même
pour quiconque, où qu’il se situe et de quelque manière qu’il la regarde. La
force va donc être elle aussi un universel, mais un universel inconditionné
dans la mesure où, à la différence de la chose, une force est indépendante de
toute qualité particulière : une force cela ne se voit pas, ne se touche
pas, etc., le lien avec la certitude sensible est donc rompu. D’autre part, la
force apparaît comme intégrant les deux dimensions dont nous avions vu qu’elles
se trouvaient à l’état de conflit dans la chose, l’être-pour-soi et
l’être-pour-un-autre ; une force, en effet, est ce qui est à la fois pour
soi et pour un autre, ce qui est à la fois dedans et dehors, ce qui est à la
fois intérieur et extérieur.
Prenons l’exemple du courant électrique, que Sartre
analyse dans les premières pages de L’Être et le Néant ; le courant
électrique, dit Sartre, n’est rien d’autre que l’ensemble des actions qui le
manifestent, l’ensemble des effets qu’il engendre, de même que le génie n’est
rien d’autre que l’ensemble des œuvres qu’il produit. Cependant, précise
Sartre, on doit concevoir le terme « ensemble » non pas comme une
somme pure et simple, mais penser la relation du courant électrique et des
effets qu’il produit sur le mode de « l’unité synthétique. » Pour
Hegel, il en est de même : la force est l’unité synthétique de ses
manifestations ; synthétique, c’est-à-dire qu’elle en apparaît comme le
principe interne, comme le principe intérieur, comme le fil du collier en
quelque sorte tient ensemble les perles, encore que cette image ne soit pas
exacte, car le fil du collier est entièrement passif, alors que la force
évidemment intervient activement.
Ce qui en nous perçoit, non pas seulement des qualités,
non pas seulement des choses, mais des forces, et il faudrait sans doute mieux
dire ce qui, en nous, pense les forces, c’est ce que Hegel appelle
l’entendement, l’entement étant cette attitude théorique où nous ne restons pas
à la surface des choses, mais où nous tentons au contraire de les comprendre,
de les expliquer.
Autrement dit : ici, nous essayons d’atteindre
l’intérieur du monde, alors que la sensation est absolument superficielle ;
elle s’en tient à ce qui se donne immédiatement à voir, à entendre, à toucher,
etc. Quant à la perception, qui s’appuie elle aussi sur la surface, elle
prenait cette surface comme renvoyant à un centre ambigu, à cela que nous avons
appelé « la choséité de la chose » que nous n’arrivons jamais à
saisir puisque chaque fois que nous en donnons une définition, elle s’imposait
à nous sous une autre et contraire définition.
L’entendement, lui, ne va pas prendre appui sur la surface sensible ; il va viser l’intérieur pur et ce sera cet intérieur pur, la force, que nous allons prendre comme point de départ. Cela constitue un paradoxe qui nous indique que cette expérience sera vraisemblablement vouée à l’échec, dans la mesure où ce qui caractérise les objets de la conscience, c’est justement qu’ils n’ont pas d’intérieur, qu’ils ne présentent jamais que du phénomène renvoyant à du phénomène, et cela, à l’infini. L’intérieur de l’objet, ce que j’appelle intérieur des choses, ce n’est jamais que ma propre subjectivité projetée, rejetée en dehors de moi.
Et on pense ici à un texte du poète Novalis, intitulé Les Disciples de Saïs, où les disciples adorent une statue de la déesse Isis et un jour un disciple entreprend de lever le voile qui cachait la statue et sous le voile, il trouve sa propre figure ; comme si lorsqu’on essaie d’entrer à l’intérieur de l’objet, tout ce que l’on trouve n’était jamais que soi-même. La nature elle-même n’est jamais qu’un voile ; « La nature est en haillon » dira Merleau-Ponty, ce qui n’est dire que d’une façon un peu plus dure ce que pensait Hegel. La nature n’est donc qu’extériorité et l’intériorité supposée que je lui prête n’est jamais que la mienne.
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