Source : Bulgares ou Boulgares, in. Dictionnaire philosophique de Voltaire.
Puisqu’on a parlé des Bulgares dans
le Dictionnaire encyclopédique, quelques lecteurs seront peut-être bien
aises de savoir qui étaient ces étranges gens, qui parurent si méchants qu’on
les traita d’hérétiques, et dont ensuite on donna le nom en France aux
non-conformistes, qui n’ont pas pour les dames toute l’attention qu’ils
leur doivent ; de sorte qu’aujourd’hui on appelle ces
messieurs Boulgares, en retranchant l et a.
Les anciens Boulgares ne s’attendaient pas qu’un jour
dans les halles de Paris, le peuple, dans la conversation familière,
s’appellerait mutuellement Boulgares, en y ajoutant des épithètes qui
enrichissent la langue.
Ces peuples étaient originairement des Huns qui
s’étaient établis auprès du Volga ; et de Volgares on fit
aisément Boulgares.
Sur la fin du septième siècle, ils firent des
irruptions vers le Danube, ainsi que tous les peuples qui habitaient la
Sarmatie ; et ils inondèrent l’empire romain comme les autres. Ils
passèrent par la Moldavie, la Valachie, où les Russes, leurs anciens
compatriotes, ont porté leurs armes victorieuses en 1769, sous l’empire de
Catherine II.
Ayant franchi le Danube, ils s’établirent dans une
partie de la Dacie et de la Mœsie, et donnèrent leur nom à ces pays qu’on
appelle encore Bulgarie. Leur domination s’étendait jusqu’au mont Hémus et
au Pont-Euxin.
L’empereur Nicéphore, successeur d’Irène, du temps de
Charlemagne, fut assez imprudent pour marcher contre eux après avoir été vaincu
par les Sarrasins ; il le fut aussi par les Bulgares. Leur roi, nommé
Crom, lui coupa la tête, et fit de son crâne une coupe dont il se servait dans
ses repas, selon la coutume de ces peuples, et de presque tous les
hyperboréens.
On compte qu’au ixe siècle, un Bogoris, qui
faisait la guerre à la princesse Théodora, mère et tutrice de l’empereur
Michel, fut si charmé de la noble réponse de cette impératrice à sa déclaration
de guerre, qu’il se fit chrétien.
Les Boulgares, qui n’étaient pas si complaisants, se
révoltèrent contre lui ; mais Bogoris leur ayant montré une croix, ils se
firent tous baptiser sur-le-champ. C’est ainsi que s’en expliquent les auteurs
grecs du Bas-Empire, et c’est ainsi que le disent après eux nos compilateurs.
Et voilà justement, comme on écrit l’histoire.
Théodora était, disent-ils, une princesse
très-religieuse, et qui même passa ses dernières années dans un couvent. Elle
eut tant d’amour pour la religion catholique grecque qu’elle fit mourir, par
divers supplices, cent mille hommes qu’on accusait d’être manichéens,
« C’était, dit le modeste continuateur d’Échard, la plus impie, la plus
détestable, la plus dangereuse, la plus abominable de toutes les hérésies. Les
censures ecclésiastiques étaient des armes trop faibles contre des hommes qui
ne reconnaissaient point l’Église. »
On prétend que les Bulgares, voyant qu’on tuait tous
les manichéens, eurent dès ce moment du penchant pour leur religion, et la
crurent la meilleure puisqu’elle était persécutée ; mais cela est bien fin
pour des Bulgares.
Le grand schisme éclata dans ce temps-là plus que
jamais entre l’Église grecque, sous le patriarche Photius, et l’Église latine
sous le pape Nicolas Ier. Les Bulgares prirent le parti de l’Église grecque. Ce
fut probablement dès lors qu’on les traita en Occident d’hérétiques, et qu’on y
ajouta la belle épithète dont on les charge encore aujourd’hui.
L’empereur Basile leur envoya, en 871, un prédicateur
nommé Pierre de Sicile, pour les préserver de l’hérésie du manichéisme ;
et on ajoute que dès qu’ils l’eurent écouté, ils se firent manichéens. Il se
peut très-bien que ces Bulgares, qui buvaient dans le crâne de leurs ennemis,
ne fussent pas d’excellents théologiens, non plus que Pierre de Sicile.
Il est singulier que ces barbares, qui ne savaient ni
lire ni écrire, aient été regardés comme des hérétiques très-déliés, contre
lesquels il était très-dangereux de disputer. Ils avaient certainement autre
chose à faire qu’à parler de controverse, puisqu’ils firent une guerre
sanglante aux empereurs de Constantinople pendant quatre siècles de suite, et
qu’ils assiégèrent même la capitale de l’empire.
Au commencement du treizième siècle,
l’empereur Alexis voulant se faire reconnaître par les Bulgares, leur roi
Joannic lui répondit qu’il ne serait jamais son vassal. Le pape Innocent III ne
manqua pas de saisir cette occasion pour s’attacher le royaume de Bulgarie. Il
envoya au roi Joannic un légat pour le sacrer roi, et prétendit lui avoir
conféré le royaume, qui ne devait plus relever que du Saint-Siège.
C’était le temps le plus violent des croisades ;
le Bulgare, indigné, fit alliance avec les Turcs, déclara la guerre au pape et
à ses croisés, prit le prétendu empereur Baudouin prisonnier, lui fit couper
les bras, les jambes et la tête, et se fit une coupe de son crâne, à la
manière de Crom. C’en était bien assez pour que les Bulgares fussent en horreur
à toute l’Europe : on n’avait pas besoin de les appeler manichéens,
nom qu’on donnait alors à tous les hérétiques, car manichéen, patarin et
vaudois, c’était la même chose. On prodiguait ces noms à quiconque ne voulait
pas se soumettre à l’Église romaine.
Le mot de Boulgare, tel qu’on le prononçait, fut une
injure vague et indéterminée, appliquée à quiconque avait des mœurs barbares ou
corrompues. C’est pourquoi, sous saint Louis, frère Robert, grand inquisiteur,
qui était un scélérat, fut accusé juridiquement d’être
un boulgare par les communes de Picardie. Philippe le Bel donna cette
épithète à Boniface VIII.
Ce terme changea ensuite de signification vers les
frontières de France ; il devint un terme d’amitié. Rien n’était plus
commun en Flandre, il y a quarante ans, que de dire d’un jeune homme bien
fait : C’est un joli boulgare ; un bon homme était un
bon boulgare.
Lorsque Louis XIV alla faire la conquête de la Flandre,
les Flamands disaient en le voyant : « Notre gouverneur est un bien
plat boulgare en comparaison de celui-ci. »
En voilà assez pour l’étymologie de ce beau nom.
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