Bakakaï

 

Texte : Avec Gogol, essai sur l’inconsistance, par Lucian Raïcu, éditions de L’Âge d’Homme, collection Slavica, traduit du roumain par Odile Serre.

Les confessions, la correspondance et les articles de Gogol, replis de contradictions et de « ruptures » sont étonnamment hétérogènes. Les conclusions de bon sens voisinent avec les extravagances, la « demi-mesure » est parcourue de brusques soubresauts vers l’extrême, la lucidité d’illusions, la sincérité du mensonge le plus honteux. L’écrivain lui-même se montrait parfois conscient de cette confusion et affichait ce déroutant dédoublement dans toute son évidence. « Voilà pourquoi, lisons-nous dans sa Confession, il n’est presque aucune de mes œuvres où ne se côtoient la maturité et l’immaturité, l’homme et l’enfant, le maître et l’élève. »

Mais le plus curieux est que la même Confession, dans laquelle il se livre à cet aveu tout à fait calmement, abonde en contradictions. Les déclarations exaspérantes de maladresse ou de fausse modestie voisinent avec des appréciations et des auto-appréciations tranchantes, le pénible côtoie le sublime, la démagogie l’absolue sincérité, les clichés les plus banals l’observation pertinente de génie, la comédie le drame, la farce l’authenticité la plus évidente.

Les raisons pour lesquelles Gogol a cessé d’écrire ou de publier sont, d’après lui, chaque fois différentes. Les affres de la stérilité le poussaient à inventer ces « justifications » où il est difficile de distinguer la vérité, dans une phrase que sa plume exploite ingénument.

« Bref, pendant toute la durée de mon séjour en Russie, la Russie n’arrêta pas de se disperser et de se disloquer dans ma tête. Je n’arrivais en aucune façon à la rassembler en un tout unique et je perdais courage. Je n’ai donc pu trouver tout ce dont j’avais besoin et, ne l’ayant pas trouvé, est-il donc si étonnant que je n’aie pu travailler ? Comment lutter avec soi-même, si l’on est devenu exigeant pour soi-même ? »

« Je m’efforçai d’agir à l’encontre des circonstances et de ce ordre qui n’avait pas été établi par moi. À plusieurs reprises, je tentai d’écrire comme j’avais autrefois l’habitude, dans ma jeunesse, lorsque tout cela se trouvait au fil de la plume, mais plus rien ne coulait sur le papier. J’étais loin du compte : tout le monde m’accabla de reproches. J’entendis commenter des choses qu’il n’est pas possible de régler au moyen de commentaires. Les bras m’en tombèrent. »

À un certain moment, en tout cas, la tension est devenue très aiguë entre ce que Gogol pouvait et ce qu’il pouvait écrire, entre son génie qui l’entraînait d’un côté et ses « préoccupations » à l’opposé. Ce conflit fut fatal à l’œuvre. Gogol n’a jamais eu le répit ni la force de l’intégrer à une nouvelle synthèse, qui aurait fait de lui un autre écrivain.

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