Source : La Philosophie de Jacob Boehme par Alexandre Koyré, Librairie Philosophique Vrin, collection Histoire de la Philosophie.
La volonté se donne
au désir qui l’entraîne dans son tourbillon ardent, dont elle se libère en
mourant au désir, et forme ainsi un Centrum de lumière qu’elle oppose au
Centrum igné et ténébreux qu’elle laisse « derrière elle. » Elle se
forme dans ce mouvement un « corps magique » derrière elle qui est en
fait de l’esprit condensé par le désir car ce dernier, comme on le sait, est
une puissance qui « attire à soi », corps ou matière magique ou
mentale qui, à son tour, sert d’aliment à la vie et au « feu. »
Avec le
« corps magique » nous atteignons la vie magique de la Divinité. En
fait, dans notre analyse de l’Absolu, nous avions présenté la Divinité comme
possédant déjà une vie magique par excellence. Nous ne pouvions, en effet,
analysant la vie de l’esprit, nous passer de cette notion, et,
involontairement, pour ainsi dire, nous étions amenés à dépasser le plan de
l’esprit pur et de la pensée pure, où il n’y a pas de contenu diversifiés par
les « couleurs » et les « vertus. »
La vie magique a
réalisé un mystère. Le désir obscur s’est révélé à la lumière, car il en est
incapable, sauf sous la forme de sentiment vécu, mais c’est déjà une conscience
de l’objet. Le désir volontaire ou volonté désirante peut désormais désirer
quelque chose de bien déterminé, et l’esprit magique, imaginant « dans la
Sagesse », dessine et projette devant cette conscience obscure et les
images des objets dont elle pourrait s’emparer. Or, la vie magique est déjà une
puissance de production et la nature magique produit, sous l’aiguillon du
désir, les êtres que l’imagination lui présente dans le miroir de la sagesse.
Il reste cependant
une difficulté à résoudre. La vie magique est-elle capable d’engendrer des
êtres réels ? Il semble bien que non et que tout ce qu’elle peut, c’est de
se former elle-même et de former son propre corps à l’image de la Sagesse
divine qu’elle entrevoit. L’esprit s’exprime et s’incarne : il s’exprime
en s’incarnant, s’incarne en s’exprimant ; il est tout à fait clair que
les deux expressions de la Divinité se ressemblent, bien plus que l’une n’est
que l’image de l’autre, et que le corps magique de Dieu réalise sa propre
Sagesse. La Vierge céleste s’incarne, ou, si l’on veut, le corps de Dieu
incarne la Vierge céleste. On pourrait dire ainsi que Dieu s’incarne lui-même
dans la Sophia.
Dieu imagine,
projette son imagination, dans la Sagesse : nous avons déjà vu que c’était
un acte magique et mystérieux, qui exprimait en formes et en couleurs l’esprit
qui n’a ni formes, ni couleurs. Nous avons dit que Dieu s’incarnait dans la
Sagesse parce que l’ensemble harmonieux de ses images, qui s’opposait à lui,
représentait son extérieur ; parce qu’il se retrouvait dans ces images
qui, cependant, n’étaient point ses images et, tout en l’exprimant, ne lui
ressemblaient point.
Nous pouvons dire maintenant que la Sagesse présentait à Dieu l’image de son propre corps et que l’incarnation dans la Sagesse n’était elle-même qu’une image de l’incarnation. Elle était irréelle, comme l’était l’image elle-même que réfléchissait le miroir de la Sagesse.
L’incarnation magique de Dieu n’est plus imaginaire, son
corps magique possède déjà un certain être : un être magique, mental. Le
corps magique de Dieu l’exprime déjà en tant que Dieu-puissance. Toutefois,
cette puissance n’est pas encore réelle, et Dieu ne peut pas encore créer,
c’est-à-dire engendrer des êtres réels ; il peut déjà en concevoir la
création ; il peut en s’opposant une nature réelle, s’y incarner
réellement cette fois, et devenant un Dieu vivant, s’engendrer réellement et
engendrer alors des créatures réelles.
On pourrait dire
aussi : Dieu, tel que nous l’avons décrit jusqu’ici, n’est qu’un Dieu
magique. Pour qu’il devienne un Dieu vivant, il lui manque une nature réelle,
un corps réel ; sans corps réel, la vie est impossible ; or, sans
cette vie, l’esprit n’est qu’un schéma, une ombre, un simulacre magique de la
réalité.
On peut dire également : le Chaos, le germe divin, ne s’est pas entièrement réalisé, n’a pas encore atteint le degré de l’être et de la vie réels. Il est déjà un Dieu-puissance, mais cette puissance est elle-même « en puissance » puisque, pour se réaliser comme telle, elle doit s’opposer une résistance. Or, ni les « images » de la Sagesse, ni les « figures » de son corps magique ne peuvent la lui offrir. Il faut des forces réelles, que seuls un corps réel et une nature réelle peuvent lui donner.
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