Tsar

 

Source : Tolstoï ou Dostoïevski par George Steiner, Bibliothèque 10/18, dirigée par Jean-Claude Zylberstein, relecture 18 ans plus tard.

Pourquoi Tolstoï ou Dostoïevski ? Parce que je me propose de considérer leur œuvre et de définir la nature de leur génie au moyen du contraste. Le philosophe russe Berdiaev écrivait : « Il serait possible de définir deux modèles, deux types d’âmes parmi les hommes, l’un inclinant à l’esprit de Tolstoï, l’autre à celui de Dostoïevski. » L’expérience confirme cette vue. Un lecteur pourra les considérer comme les deux plus grands maîtres du roman, il pourra trouver chez eux la peinture de la vie la plus complète et la plus pénétrante ; mais, pressez le lecteur de choisir et s’il vous dit lequel il préfère, alors, vous aurez pénétré, je crois, sa véritable nature.

Le choix entre Tolstoï et Dostoïevski préfigure ce que les existentialistes appelaient un engagement ; il indique l’une ou l’autre de deux interprétations radicalement opposées de la destinée humaine, de l’avenir historique et du mystère de Dieu. Pour citer encore Berdiaev : Tolstoï et Dostoïevski illustrent « une insoluble controverse dans laquelle deux séries d’affirmations, deux conceptions fondamentales de l’existence se confrontent. » Cette confrontation met en jeu certaines des dualités essentielles de la pensée occidentale qui remontent aux dialogues platoniciens. Mais elle est, en outre, tragiquement apparentée  la guerre idéologique de notre temps.  Les presses soviétiques déversent, à la lettre, des millions d’exemplaires de Tolstoï ; elles n’ont donné que récemment, et à contrecœur, les Démons.

[note : une connaissance russe me confirmait qu’aujourd’hui encore, les deux auteurs les plus populaires en Russie étaient Tolstoï et Pouchkine, moins Dostoïevski, parfois considéré comme trop « illuminé ».]

Je soupçonne en outre qu’il y a dans un des romans de Dostoïevski une allégorie prophétique du conflit spirituel entre lui et Tolstoï. Il n’existe entre eux aucune disproportion de stature, tous deux sont des titans. Les lecteurs de la fin du dix-septième siècle furent les derniers à mettre Shakespeare sur le même plan que les autres dramaturges de son temps. Aujourd’hui, il apparaît trop grand pour cela dans notre vénération. Quand nous jugeons Marlowe, Johnson ou Webster, nous interposons un verre fumé entre notre œil et le soleil de l’œuvre de Shakespeare. Il n’en est pas de même pour Tolstoï et Dostoïevski. Ils offrent à l’historien des idées et au critique littéraire une conjonction unique, comme deux planètes voisines, égales en grandeur et perturbées mutuellement par leurs orbites. Ils provoquent à la comparaison.

De plus, ils ont un terrain commun. L’image qu’ils se font de Dieu, les genres d’action qu’ils présentent sont peu conciliables. Mais ils écrivent dans la même langue et au même moment décisif de l’histoire. En plusieurs occasions, ils furent très près de la rencontre : chaque fois, ils reculèrent, mus par quelque tenace avertissement. Merejkowski, un témoin fantaisiste, peu digne de foi, et qui pourtant nous apporte certaines clartés, dit de Tolstoï et de Dostoïevski qu’ils étaient les plus opposés des écrivains : « Je dis opposés, mais pas éloignés ou étrangers. Ils entraient souvent en contact, comme les extrêmes se touchent. »

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