Source : Tolstoï ou Dostoïevski par George Steiner, Bibliothèque 10/18, dirigée par Jean-Claude Zylberstein, relecture 18 ans plus tard.
Quand Anna Karénine parut, on pensa que Tolstoï
avait choisi le thème de l’adultère et du suicide pour lancer un défi au
chef-d’œuvre de Flaubert. C’est probablement trop simplifier les choses.
Tolstoï avait lu Madame Bovary ; il était en France au moment même
où le roman paraissait dans la Revue de Paris (1856-1857) et il évoluait
dans ce milieu littéraire qu’intéressait passionnément l’œuvre de Flaubert. Mais nous savons pertinemment,
par le Journal de Tolstoï, que le thème de l’adultère et de la vengeance avait
occupé son esprit dès 1851 et que ce qui le poussa à écrire Anna Karénine
ne se produisit qu’en 1872, avec le suicide d’Anna Stepanova Piriogova, non
loin du domaine de Tolstoï. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’Anna Karénine
fut écrit dans la pensée de Tolstoï, avec le souvenir plus ou moins présent de
l’ouvrage de Flaubert.
Les deux romans sont des chefs-d’œuvre, chacun dans
leur genre. Pour Zola, Madame Bovary était le summum du réalisme, la
plus haute œuvre de génie, d’une tradition qui remontait aux réalistes du
dix-huitième siècle et à Balzac. Romain Rolland voyait dans Madame Bovary le
seul roman français qu’il pût « opposer à Tolstoï pour l’impression de la
vie totale. » Pourtant, les deux romans sont loin d’être d’égale valeur. Anna
Karénine est indiscutablement le plus grand. Plus grand par le champ
d’expérience, par la qualité humaine, par la réussite technique. Le fait que
certains des thèmes principaux y sont semblables ne fait que renforcer le
sentiment que nous avons d’une différence de grandeur.
Matthew Arnold, l’un des premiers, établit entre les
deux livres une comparaison méthodique. Dans son essai sur Tolstoï, qui eut
l’approbation de ce dernier, Arnold formulait une distinction qui allait
largement se répandre. Cherchant à caractériser le contraste entre la forme
rigoureuse de Flaubert et le dessin onduleux et en apparence capricieux de son
confrère russe. Arnold écrit : « La vérité c’est que nous ne devons
pas considérer Anna Karénine comme une œuvre d’art. Nous devons
considérer ce roman comme un morceau de vie, et ce que le roman de Tolstoï perd
ainsi en art, il le regagne en réalité. »
En partant de prémisses totalement différentes, Henry
James prétendait que le roman tolstoïen ne réussissait pas à donner une image
exacte de la vie pour la raison précise qu’il manquait de ces qualités de forme
dans lesquelles Flaubert excellait. À propos de Dumas et de Tolstoï,
rapprochement qui est à lui seul une trahison envers l’esprit, Henry James se
demande, dans sa préface au texte révisé de la Muse tragique :
« Qu’est-ce que ces monstres informes, avec leurs bizarres éléments d’accidentel et d’arbitraire, peuvent bien signifier en art ? On nous l’a dit que ce genre de choses est supérieur à l’art, mais nous ne comprenons pas le moins du monde ce que cela peut signifier. Il y a vie et vie, et quand la vie est désorganisée, gaspillée, elle ne compte pas, et c’est pourquoi me ravit une forme organique au souffle profond. »
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