Source : Le Livre de la mémoire, la mémoire dans la culture médiévale, par Mary Carruthers, éditions Macula, collection Argô
L’amour de Richard
de Bury pour les livres n’était pas d’un pur bibliophile, mais d’un érudit,
qualité que lui reconnaissait Pétrarque. Pourtant rien ne nous dit, dans le Philobiblion,
que chaque volume sauvé de la poussière et de la saleté l’était physiquement.
Certains, dont nous ne sommes pas à même d’évaluer le nombre étaient
« mémoriellement » recueillis par lui et plus tard dictés à ses
secrétaires. Il nous le dit lui-même et sa manière de parler des livres, de ce
qu’ils sont et de l’utilité qui est la leur nous montre tout aussi clairement
que la mémoire entraînée et le livre sont étroitement liés, même pour ce
collectionneur acharné qui, au milieu du quinzième siècle, constitua une des
plus éminentes bibliothèques privées d’Europe.
Posséder une bonne
mémoire équivaut pratiquement pour lui à posséder le livre lui-même et vaut
mieux qu’en posséder une mauvaise copie. Un tel raisonnement s’observe, me
semble-t-il, dans le passage où Bury décrit ses habitudes de collectionneurs à
Paris, « ce paradis de l’univers. » Là, dit-il, on trouve de
merveilleuses bibliothèques, super cellas aromatum redolentes, qui
comprennent les prés (prata) de l’Académie. Suit un catalogue d’auteurs
classiques et chrétiens au terme duquel Bury raconte :
« Aussi là
puissions-nous dans nos trésors et déliions-nous de grand cœur les cordons de
notre bourse ; nous jetions l’argent à pleines mains et nous retirions de
l’ordure et de la poussière des livres inappréciables. » Je ne prétends
pas que Richard de Bury n’achetait aucun livre, car tant le Philobiblion
que les récits contemporains nus apprennent au contraire qu’il en a acheté et
transporté des quantités pour sa bibliothèque personnelle, même s’il n’y en
avait peut-être pas assez pour remplir cinq charrettes, comme l’affirme le chroniqueur
de Durham. Ce que je voudrais souligner en revanche, c’est que ce passage joue
largement sur les métaphores courantes de l’entraînement mnésique, non moins
que sur l’activité réelle de l’achat des livres.
Thesaurus et
sacculus, le fait de racheter
les mots des auteurs en extrayant des pièces de son sacculus, le
« cœur » joyeux, c’est-à-dire la mémoire, sont des métaphores que
nous rencontrons couramment dans les œuvres sur la mémoire, et il se pourrait
bien que Bury se livre ici à une petite plaisanterie érudite : si
d’autres, moins fortunés, s’en remettaient aux sacculi de leur mémoire
pour acheter des livres, lui avait pour payer des monnaies sonnantes et
trébuchantes. Ou peut-être veut-il dire qu’il comptait aussi bien sur le
thésaurus de sa bourse que sur celui de sa mémoire pour verser à la saleté et à
l’abandon la rançon du savoir ; après tout, thesaurus et sacculus
sont tous deux employés au pluriel.
Par deux fois, Bury
évoque directement le zèle de ceux à qui il faisait appel pour collecter des
livres, en particulier les cas d’œuvres toutes récentes. Au chapitre 4, il
donne la parole aux livres abandonnés, qui se plaignent de la négligence avec
laquelle ils ont été traités, mais rendent hommage aux vertueux clercs qui se
servent d’eux comme il convient, c’est-à-dire en les mémorisant.
« Il faut,
comme dit Ézéchiel dévorer le livre afin que les entrailles de la mémoire
s’adoucissent… de même, notre nature, opérant sur nos familiers, attire
mystérieusement des auditeurs bénévoles, comme l’aimant attire le fer. Ô
pouvoir infini des livres, ils se trouvent à Paris et à Athènes et résonnent de
la même manière à Rome et en Angleterre. Malgré leur immobilité apparente, ils
sont toujours en mouvement, étant portés dans tout l’univers par l’intelligence
des auditeurs qui les représentent. »
Cependant, selon
Bury, la transmission mémorielle d’un clerc chevronné est plus fiable que la
copie écrite produite par un scribe. Tout, depuis les autorités canoniques,
jusqu’à la controverse la plus récente, est directement et oralement rapporté à
Bury, de mémoire à mémoire, sans le détour incertain des scribes.
Lorsque la relation première à un texte ne vise pas à « rencontrer un autre esprit » ou à le soumettre au sien, ni à la « comprendre selon les termes à lui », mais à en tirer personnellement parti en tant que source de sagesse collectivement éprouvée, sagesse acquise en mémorisant de ce texte tout ce qu’on pourra ou voudra, et comme on pourra et voudra ; lorsqu’on a constamment dans la tête un chœur de voix qu’on peut faire parler instantanément et sur n’importe quel sujet, en quoi une telle relation aux œuvres d’autres auteurs influe-t-elle sur la signification de concepts littéraires tels que « lecteur », « texte », « auteur » ?
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