Si je t'oublie, Alexandrie

 

Source : Le Livre de la mémoire, la mémoire dans la culture médiévale, par Mary Carruthers, éditions Macula, collection Argô

En 1330, le franciscain Guillaume d’Ockham, pratiquement banni de la communauté intellectuelle de l’Europe occidentale par le pape Jean XXII pour ses enseignements qui défiaient le pouvoir papal, prit ses quartiers au couvent franciscain de Munich. Il y passa le restant de sa vie.

Ayant été membre de communautés universitaires à Oxford, à Paris et en Italie, où il avait accès aux meilleures bibliothèques d’Europe, son isolement à Munich lui était très pénible, d’autant qu’il n’avait pour ainsi dire pas de livres, ni de moyens d’en obtenir, car le pape avait interdit qu’on lui envoie quoi que ce soit. Ockham en fait explicitement mention dans plusieurs passages de son Dialogus, long échange entre lui et un maître et son élève sur les limites du pouvoir papal, dont certaines portions sont anciennes, mais qui contient beaucoup de matériau neuf. L’œuvre fut diffusée en 1343 ; il semble qu’elle soit restée inachevée car, alors qu’Ockham cite les matières qu’il compte aborder dans la troisième partie, les manuscrits s’interrompent tous au cours de celle-ci, chacun en des points différents et sans qu’aucun ne soit complet.

La situation d’Ockham en tant qu’érudit est un cas extrême qui démontre très clairement le rôle nécessaire que continuèrent de jouer l’entraînement et la transmission mémoriels dans l’éducation et dans le dialogue érudit jusqu’à la fin du Moyen Âge, malgré l’accroissement du nombre de livres. Dans la première partie de son Dialogus, le magister porte-parole d’Ockham dit à son élève que, pour bien mener son argumentation, il a besoin de divers livres et matériaux qu’il ne peut obtenir, thème souvent abordé dans l’ensemble du texte ; « mais, ajoute-t-il, tu sais que je ne possède aucun des écrits dont je viens de te parler et que conformément à l’ordonnance [papale] on refuse de me les communiquer. » 

Dans le prologue de la troisième partie, il se plaint derechef de ne pas avoir les livres qu’il faut : « S’il te semble que je n’entre pas en profondeur dans les sujets annoncés, sache que c’est le mieux que je puisse faire, n’étant apparemment plus à même de me procurer les livres nécessaires. » Sur ce, l’élève, l’autre protagoniste, exprime l’espoir que cette crainte ne retiendra pas le « magister » d’aborder de mémoire ces sujets.

Le maître conseille à son disciple d’extraire et de mémoriser chaque fois qu’il le peut le matériau offert par une multiplicité de sources ; s’il ne l’avait pas fait lui-même quand il en avait l’occasion, il n’aurait à présent aucun espoir de retrouver même les textes les plus fondamentaux, la Bible et les recueils de droit canon. L’élève lui demande comment on s’instruit d’un sujet comme les droits et les pouvoirs impériaux. « La parfaite connaissance de ces matières, que tu traiteras en puisant dans tes souvenirs des livres de théologie sacrée, de droit civil et canon, de philosophie morale, des histoires des Romains, des empereurs, des hauts pontifes et d’autres peuples, devrait être davantage mise au jour et étayée. C’est par ces seules voies que j’ai l’espoir de retrouver la Bible et le Décret, avec les quatre livres des Décrétales. »

Et de nouveau, il s’excuse de l’imperfection ou du ridicule d’un livre écrit dans de telles circonstances. Son élève rétorque que, même si les circonstances l’empêchent d’élaborer une œuvre parfaite, « il était utile de ne pas rester silencieux, car cette œuvre pourrait inciter ceux qui sont bien fournis en livres à la parfaire et à la compléter. »

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