Russophobie

 

Source : Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du dix-neuvième siècle par Marlène Laruelle, préface de Pierre-André Taguieff, CNRS éditions, collection États, sociétés, nation, mondes russes.

Au dix-neuvième siècle, le monde slave constitue un objet central des discours politiques et scientifiques européens et se trouve au cœur de l’une des principales problématiques du moment, le principe des nationalités. 

La place de la Russie en Europe et son droit à l’ingérence dans les affaires occidentales ont occupé une bonne part des discussions politiques du siècle, avec les conséquences des multiples partages de la Pologne, les rebondissements balkaniques de la célèbre Question d’Orient, les réflexions sur le devenir de l’Empire habsbourgeois et les jeux d’alliance successifs entre l’Autriche, la Prusse et la France. La Russie joue alors le rôle chez certains de repoussoir politique et de contre-modèle de ce fut celui de l’Empire ottoman au dix-huitième siècle et qui sera celui du « péril jaune » au début du vingtième siècle. L’un des modes de la russophobie occidentale se fonde sur la référence aryenne. Si celle-ci est bien connue dans son opposition au monde sémite, elle l’est beaucoup moins dans son rapport, pourtant aussi conflictuel, avec le monde touranien.

L’inclusion ou l’exclusion de la Russie dans le monde européen dépend en effet, selon les savants de l’époque, de la classification raciale des Russes et de la place donnée aux Touraniens dans la généalogie. Le Touran est à l’origine un terme iranien servant à désigner le pays du Nord-Est de l’Iran. Dans l’Avesta, il est le pays des ennemis nomades non-zoroastriens, ancêtres du Massagaï. Il semble donc avoir un caractère plus religieux et géographique qu’ethnique. 

Cette analyse est néanmoins remise en cause par l’hypothèse que Touran serait de la même racine que Türk et signifierait « vaillant, courageux. » Dans le Shah-name de Firdoussi, le Touran est devenu le pays des Turcs et des Chinois, séparé du monde iranien par l’Oxus. La filiation s’expliquerait, dans la mythologie iranienne, par le nom de Tour, un des fils de Feridoun qui aurait reçu en apanage le Turkestan. Les sources musulmanes, arabes et persanes n’y incluent pas, quant à elles, nécessairement la Transoxiane et font commencer le pays des Tucs à l’Est du Syr-Daria.

Au dix-neuvième siècle, les interrogations occidentales sur le monde ottoman ont une longue tradition : au siècle précédent, Cuvier avait classé les Turcs dans la branche scytho-tatare du groupe caucasien. L’existence de peuples « blancs » comme les Hongrois ou les Turcs, mais parlant des langues qui ne peuvent être classées comme indo-européennes, ni comme sémitiques invitait à la création d’une nouvelle taxinomie : celle de Touran. La paternité du concept de langues touraniennes semble appartenir à l’historien Bunsen qui, en 1854, définit ainsi les langues d’Asie qui ne sont ni indo-européennes, ni sémitiques. Le promoteur du terme fut néanmoins Max Müller qui y inclut, outre les langues finno-ougriennes et turciques, le tibétain, le siamois et le malais.

En Allemagne, mais également en France, ont existé des courants qui cherchaient à démontrer le touranisme des Slaves et/ou des seuls Russes. Un certain nombre d’intellectuels allemands ne cachent pas leur sentiment de supériorité envers le monde slave : un même cliché se retrouve alors à l’œuvre, celui de leur féminité, passivité, mollesse, malléabilité. Au tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles, plusieurs linguistes allemands tentent de démontrer que les langues slaves sont proches des langues dites tatares ou mongoles.

Cette hypothèse linguistique mise à mal par Franz Bopp, il reste à la science anthropologique naissante à se mettre au service des exigences nationalistes allemandes. Le problème de l’appartenance des Slaves aux différents groupes humains n’a cessé de poser problème : C. Meiners, C.G. Carus ou A.A. Reztius définissent les Slaves comme une race asiatique et classent leurs crânes comme proches de ceux des Mongols voire des Noirs. Gustav Ditzel affirme radicalement que « bien que blancs, les Russes ont les qualités des nègres. »

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