Pris sur
Academia.edu. Leo Strauss et les origines de la science naturelle chez Hobbes
par Timothy Burns, adaptation de l’anglais par Ènocint catwace, no
copyright infringement intended — sorry if a missed a point.
Le monde c’est ce qui oppose une résistance
Thomas Hobbes
*
Le monde n’existe que pour être anéanti par l’esprit
Maurice Blanchot
*
Le manuscrit
inachevé de Leo Strauss La Critique de la religion chez Hobbes (1933-1934)
[traduit de l’allemand et présenté par Corinne Pelluchon aux Éditions Presses
Universitaires de France] appartient à une période cruciale dans le
développement intellectuel de son auteur, celle que Strauss qualifiait, dans sa
préface à la Critique de la religion chez Spinoza, de « changement
d’orientation » : désormais, il ne croyait plus qu’un retour à la
philosophie prémoderne soit possible.
Ce changement de
perspective avait fait son apparition dans sa critique du Concept du
politique par Carl Schmitt comme quoi les modernes voient le mal comme la
brutalité de l’état de nature, et donc, comme une certaine forme d’innocence,
alors que dans la dialectique socratique, le mal est avant tout une question de
morale. Le manuscrit inachevé et non-publié sur Hobbes nous présente un aperçu
important, bien que partiel, des dix années que Strauss a consacrées à Hobbes
pour comprendre le stade présent du développement du rationalisme.
Selon Strauss,
l’approche positiviste phénoménologique de Hobbes, qu’il qualifie de
« matérialisme méthodologique », ou de « matérialisme de principe »,
résulte d’une hypothèse de travail : un Dieu omnipotent se cache derrière
la nature et rend cette dernière inintelligible.
Dans La Critique
de la religion chez Hobbes (1933-1934), Strauss présente l’hypothèse de
travail hobbesienne de l’incompréhensibilité du monde comme la conséquence du
besoin de garantir la Révélation selon laquelle le monde est l’œuvre d’un Dieu
tout-puissant et mystérieux ; en revanche, dans Droit naturel et
Histoire (1953) Strauss nous présente l’hypothèse de l’incompréhensibilité
comme la conséquence d’une physique mécaniciste, par laquelle Hobbes, au
travers d’une lecture partielle de Platon et d’Aristote, rejoint les
présocratiques.
I.
Pour mieux
comprendre le sens de La Critique de la religion chez Hobbes, il faut
revenir aux remarques initiales de Strauss sur l’œuvre qui le précédait : La
Critique de la religion chez Spinoza. Par la suite, dans sa préface
allemande à la Philosophie politique de Hobbes (1965), Strauss évoquera
son « intérêt philosophique pour la théologie », apparu à la suite de
l’échec du rationalisme moderne, incapable selon lui, d’évacuer la Révélation
biblique au profit de normes autosuffisantes.
En fait, Strauss
visait Heidegger dans deux directions. Tout d’abord, il partait d’un point de
vue théologique fondamentalement heideggérien : dans une lettre à Gerhard
Krüger en date du 7 janvier 1930, il déclarait qu’il suivait l’approche
volontariste (Wille) et l’intention (Gesinnung) des Lumières et
que cette approche « avait atteint son stade ultime dans Être et Temps :
je veux dire dans l’interprétation de l’appel de la conscience, et de la
réponse qu’il donne à la question de savoir qui l’appelle, c’est-à-dire la
réponse de l’athéisme. »
Ensuite, Strauss
entreprit d’expliquer la forme historique de l’athéisme philosophique
heideggérien en éclairant l’arrière-plan de ses prédécesseurs ; il
retrouvait chez Heidegger des présupposés « épicuriens » que ce
dernier avait introduit sans s’en rendre compte.
Comme Strauss
l’explique dans sa lettre à Krüger, la tentative des Lumières pour évacuer la
Révélation dépendait de la réfutation des miracles. Pour résumer le point de
vue de Strauss dans son essai sur Spinoza, voici ce qu’il disait :
« L’individu
éclairé est immunisé aux miracles ; [les Lumières] ont atteint une
position inaccessible aux miracles. Mais, selon le sens même du terme, le
miracle ne peut être ressenti comme tel qu’à partir de la foi, ce qui invalide
l’attaque des Lumières. À ce point, il est clair que les Lumières ne doivent
pas leur triomphe à une réfutation scientifique de la Révélation, mais bien à
une certaine volonté, que l’on pourrait en schématisant un peu, qualifier
d’épicurienne. »
« Cela ne
me semble pas une justification suffisante… pour que la victoire des Lumières
fût totale, une autre volonté aurait été nécessaire et cette volonté, je la
vois se révéler chez Machiavel, chez Bruno et Spinoza, pour atteindre sa plus
forte expression chez Nietzsche et son achèvement dans Être et Temps… Je veux
dire dans l’interprétation que Heidegger donne de l’appel à la conscience,
et à la réponse qu’il donne à Qui
appelle ?
« C’est
dans la « Dasein-Analyse » de Heidegger qu’apparaît pour la première
fois une interprétation athée adéquate de la Bible. Le triomphe des Lumières et
de la « conception scientifique du monde », qui, selon moi, ne peuvent
se comprendre que par le rejet des miracles, ne valent que sur la base d’une
intention préalable (Gesinnung) et non par une vision du monde. »
Le triomphe des
Lumières n’en était donc pas un dès lors qu’elles ne pouvaient apporter de
justification à leur présupposé ; elles demeuraient donc impuissantes face
au radicalisme de la révélation tel que l’exposait Calvin.
Ensuite, Strauss en
vint venu à affirmer la faillite des Lumières. Voici ce qu’il écrit en 1952,
dans la préface à l’édition américaine de La Philosophie politique de Hobbes,
où il évoque la perspective dans laquelle il écrit son livre. « J’avais
compris que l’esprit moderne avait perdu sa confiance, ou sa certitude, dans
son dépassement de la pensée prémoderne ; en fait, je voyais que cela
tournait au nihilisme, ou ce qui revient au même, à de l’obscurantisme
fanatique. »
Dès La
Philosophie politique de Hobbes, Strauss s’était fait une idée sur la
« force du préjugé » qui barrait tout retour à la philosophie
prémoderne, mais il cherchait encore à exhiber les ressorts de la liquidation
du problème théologico-politique et à comprendre l’intention moderne par
opposition à la science naturelle des anciens. Il se peut qu’il ait découvert,
au cours de ses recherches sur Hobbes, une critique plus pertinente des
miracles que chez Spinoza, et du coup, il en aurait eu une meilleure
compréhension de l’échec relatif des Lumières.
II.
L’incipit de La Critique
de la religion chez Hobbes suggère une piste.
Bien que le Traité
Thologico-Politique de Spinoza soit plus audacieux que le Léviathan,
cette audace se paie « par le renoncement à une critique bien étayée de la
religion, qui est, au contraire, plus sensible dans le Léviathan. »
Spinoza restait un métaphysicien matérialiste alors que la philosophie
naturelle de Hobbes, comme l’avait remarqué Tönnies, « était moins une
métaphysique du matérialisme que l’établissement d’une science naturelle
moderne » ; la critique de la religion de Hobbes n’était pas un
simple « sous-produit » de sa physique, comme le pensait Strauss à
l’époque de son livre sur Spinoza.
Au contraire, la
critique de Hobbes fait partie intégrante de sa science politique, tout comme
il annonce la politique moderne. Sa critique et son refus de la philosophie
politique de l’antiquité classique reposent eux-mêmes sur « ses attaques
contre la Révélation » ; l’efficacité d’un ordre politique requiert
selon Hobbes l’éradication de la « crainte de pouvoirs invisibles. »
En somme, il fallait à Hobbes surmonter les enseignements chrétiens sur
l’enfer ; or, jusque-là, même la philosophie antique avait « fourni
une arme redoutable » aux théologiens avec la doctrine des « substances
incorporelles dont l’existence validait la croyance à l’enfer. »
Critiquer la
Révélation afin d’établir un ordre politique pragmatique fournit à Hobbes « l’intention
de sa philosophie générale et le fondement authentique (Grundlegung) de
toute sa pensée. » Tout d’abord, Strauss cherche à démontrer que la
critique de la révélation du Léviathan « repose sur l’enseignement
philosophique de Hobbes, c’est-à-dire sur une physique matérialiste »,
mais, dans le même temps, la structure de l’ouvrage dissimule « la
relation essentielle qui existe entre cette philosophie et la critique de la
révélation » ; la critique à l’œuvre dans le Léviathan s’avance
donc masquée.
Hobbes commence par
présenter des affirmations qui semblent parfaitement orthodoxes, pour les
pousser plus loin et les retourner par l’absurde, d’une manière plus ou moins
voilée. Pour comprendre les bases de la critique de la révélation dans le
Léviathan, Strauss affirme qu’il faut « d’abord extraire les éléments
essentiels de cette critique. » Grosso modo, la première moitié du texte
de Strauss vise à cette extraction : selon sa méthode habituelle, il mène
le lecteur dans la même direction que celle indiquée par Hobbes, vers une
incohérence dans l’argumentation, une incohérence dont Hobbes était parfaitement
conscient.
Strauss passe en
revue la critique hobbesienne des substances immatérielles décrites par les
Écritures et comment Hobbes réfute ensuite la possibilité de souffrances
éternelles en Enfer. « Il était absolument clair pour Hobbes que la
négation de l’existence des esprits ne suffisait pas à assurer l’unité absolue
du pouvoir séculier et l’exclusion du pouvoir ecclésiastique. Pour y parvenir,
Hobbes devait d’abord reconnaître le dualisme entre Dieu et la Création ainsi
que la possibilité des miracles. »
Lorsqu’il compose
le Léviathan, Hobbes ne peut exclure cette possibilité « car il ne
souhaite pas abjurer ouvertement son rejet de la foi en les Écritures. »
Dès lors, « sa critique présente des lacunes qui ne peuvent être comblées
que par une étude très particulière de la possibilité des miracles. » En
réalité, toute la critique hobbesienne de l’Écriture « s’exerce purement à
titre rhétorique ; elle se fonde sur des présupposés philosophiques
étrangers à l’Écriture. »
Cette critique
n’est pas celle qui nous est présentée aux prémisses de la science politique de
Hobbes, ni à celle de sa philosophies en général. Quelle est-elle alors ?
Strauss repère un présupposé « épicurien » moins au sens originel du
terme, « mais plutôt comme un intérêt naturel pour l’homme, une
appréhension globale et uniforme (Gesinnung) qui trouve son expression
classique chez Épicure. »
« La critique
de la tradition religieuse chez Hobbes se présente comme une adaptation
postchrétienne de l’épicurisme », c’est-à-dire comme une forme de socinianisme ;
toutefois, cela n’est pas une conséquence de sa critique, mais bien son
présupposé. Hobbes savait que pour attaquer le caractère révélé des Ecritures,
il devait déplacer son attaque du caractère connaissable de la Révélation à la
possibilité et aux conditions mêmes de la Révélation.
Hobbes va beaucoup
plus loin que Spinoza dont il avait perçu les limites ; quand Hobbes
critique la tradition, il ne dit pas ouvertement qu’il ne croit pas en la
possibilité de la Révélation, mais il y pousse le lecteur. Il commence par
reconnaître le caractère révélé des Ecritures ; tout en présupposant l’impossibilité
de la prophétie « car il est impossible que Dieu parle. » Mais ce
n’est pas encore l’essentiel et voici comment Strauss montre la ruse de Hobbes
« Si Dieu est
tout-puissant et incompréhensible, alors, on peut déduire que tout ce que
les hommes disent de Son activité est absurde, tout comme on ne pourra
jamais réfuter que Son activité se déroule d’une façon incompréhensible
et que Dieu apporte d’une manière complètement incompréhensible, surnaturelle,
des rêves et des visions qui, au contraire des produits spontanés de
l’imagination humaine, suivent leur propre but et visent à guider l’être
humain. En d’autres mots, aussi longtemps qu’on présuppose la toute-puissance
incompréhensible de Dieu, aussi longtemps que la possibilité des miracles reste
inébranlable, l’impossibilité de la prophétie et de la Révélation n’a pas été prouvée.
La critique de la Révélation de Hobbes va donc se porter sur une critique des
miracles : la critique des miracles est au centre de la critique de la
religion. »
Strauss accompagne
ce passage d’une note en bas de page qui renvoie à sa Critique de la
religion chez Spinoza comme quoi l’esprit scientifique ou positiviste
repose sur une « volonté » et non sur un progrès de la conscience. Selon
lui, c’est là où la critique de Spinoza se sape elle-même. Est-ce vrai de la
critique de Hobbes ?
L’argument
principal du croyant en faveur des miracles est que tout ce qui est tient du
miracle. En effet, si Dieu est tout-puissant, il n’y a aucune distinction entre
les œuvres surnaturelles de Dieu et les phénomènes naturels ; dès lors que
Dieu peut et fait ce qu’il veut, les phénomènes naturels sont aussi
incompréhensibles que les phénomènes surnaturels. [Il y a donc une Création
continuée, une sorte de miracle permanent.]
« Hobbes prend
les critiques de ses contradicteurs à rebours en affirmant la toute-puissance
de Dieu, ce qui le mène ensuite à nier toute possibilité d’une connaissance de
la nature. » [Si Dieu est incompréhensible, alors, la Création l’est également]
Il ne s’agit que d’une concession… En fait, Hobbes croit bel et bien à la
possibilité d’une connaissance de la nature. Son propos est bien plus
tortueux : en abandonnant l’idée de la nature comme ordre compréhensible,
il remet en question la religion et la révélation, « dont il n’y a rien à
comprendre non plus. » Bien avant d’écrire le Léviathan, telle est
la situation a priori désespérée dans laquelle Hobbes se retrouve.
« Hobbes se
dégage de cette aporie, et de la soi-disant toute-puissance de Dieu, en se
retirant dans une dimension sur laquelle Dieu n’a pas d’emprise, ce qui montre
que Dieu n’est pas tout-puissant, ou plutôt qu’il ne fait pas un usage intégral
de son omnipotence.
« Cette
dimension de retraite est celle de la conscience : un monde qui,
comme les objets qui l’entourent, est celui des principes que l’homme a créés.
Dieu peut bien disposer de la nature comme il l’entend ; il pourrait même
la détruire complètement s’il le voulait, mais pour autant que moi seul
je demeure, alors, mon idée de la nature subsistera et, avec elle, l’ensemble
des objets et les fondements de la science.
« Ce recours
prend la forme de la science et se développe selon des principes que nous
produisons selon notre volonté, des principes que nous possédons à un plus haut
degré de puissance que nos idées, même si ces dernières résisteraient aussi à
la destruction du monde ; de fait, même si la nature est annihilée, il
subsisterait la possibilité d’une science aussi longtemps que JE
survivrai et pour autant que les idées qui sont nôtres et leurs formes, les
principes de connaissances que nous avons déduits, demeureraient en notre
pouvoir.
« Mais ce
disant, on n’a pas encore garanti la possibilité d’une science naturelle
authentique. Les causes naturelles dont la science cherche à rendre compte ne
sont pas directement perceptibles et dès lors, elles n’appartiennent pas au
monde de nos idées, pas plus qu’elles ne sont créées par nous comme nos
principes de connaissance ; ces causes sont, dès lors, hors de notre portée,
mais dépendent de Dieu.
« Puisque
la nature, créée par ce Dieu tout-puissant, est hors de notre portée, la
science naturelle n’est possible que dans la mesure où nous lui appliquons les
idées qui nous sont données en conformité avec les principes de connaissance
que nous nous sommes nous-mêmes créés ; nous parvenons ainsi aux causes
possibles des phénomènes naturels selon ces principes ; mais nous ne
pourrons jamais savoir, et d’ailleurs nous n’en éprouvons pas le besoin, si ces
causes que nous pensons être les bonnes, sont effectivement les vraies. »
La science moderne,
positiviste et phénoménologique, qui interprète les principes scientifiques
comme une construction de l’esprit et qui formule des hypothèses pour rendre
compte des causes des phénomènes, est apparue comme une conséquence du
caractère inconnaissable du monde, comme une concession destinée à surmonter le
défi que posait la croyance en la volonté insondable d’un Dieu tout-puissant.
« La
science qui permet à l’homme d’expliquer la nature lui permet également
d’expliquer les miracles. L’expérience le démontre : moins les hommes
disposent de connaissances scientifiques, plus ils ont tendance à expliquer les
phénomènes par des miracles. Dans ce sens, il est vrai que les miracles ne sont
compris que des élus. Les élus sont les pauvres d’esprit, dépourvus de culture
scientifique.
« À partir
de là, on peut espérer que le progrès de la science fera perdre toute
importance aux miracles qui finiront par disparaître complètement. La science
n’en est qu’à ses débuts et, au fur et à mesure, même les ignorants seront
éduqués et apprendront à se méfier des miracles venus d’un lointain passé,
d’une époque qui ne connaissait pas la science. La science moderne exclut moins
la possibilité des miracles qu’elle ne se fonde sur leur exclusion, tout en
feignant d’en concéder la possibilité, avant de la neutraliser en invoquant le
progrès scientifique et de rejeter la possibilité du miracle à une époque
préscientifique de l’humanité. »
La conscience du
progrès scientifique et l’application de ce projet à l’humanité, gage de son
authentification, représente pour Hobbes le fondement de la nouvelle
science ; et il ne peut [paradoxalement] se réaliser qu’en posant dès le
départ l’hypothèse du caractère non-connaissable du monde, le caractère
incompréhensible de Dieu, le fait que toute chose soit miraculeuse. Une fois
ces possibilités établies, Hobbes peut saisir de ce que Spinoza niait ou considérait
comme incertain ou obscur : un certain degré d’espoir et de confiance dans
les progrès de l’esprit humain sur lequel repose le rationalisme moderne —
c’est cette confiance dans l’avancement de l’esprit qui représente, selon
Strauss, une critique bien plus radicale que celle de Spinoza.
III.
La dernière partie
de la Critique de la religion chez Hobbes se consacre à une comparaison contrastée
entre Hobbes et Descartes ; ce dernier, dans les Méditations,
évoque un Deus deceptor qui s’avère très proche de ce que Strauss
détecte chez Hobbes en dehors du Léviathan. Selon Strauss, cette comparaison
de Hobbes et de Descartes nous permettra « de voir quelles sont les bases
réelles de la critique hobbesienne de la religion, qui n’ont rien de sa
nouvelle science en tant que telle. »
Que veut dire
Strauss ? Qu’aucune découverte scientifique sur les causes matérielles des
phénomènes, qu’aucune réflexion sur la méthode adéquate des causes de ces
phénomènes n’a mené Hobbes à douter de la possibilité des miracles. En fait, la
nouvelle science, la science moderne « était déjà parvenue à Hobbes lorsqu’il
entreprend de sa critique des miracles. » Ce qui implique qu’il existait,
dès le départ chez Hobbes, « un présupposé sceptique sur les
miracles. »
Ce scepticisme,
Strauss l’attribue aux critiques médiévales de la religion et aux païens,
« l’horizon au sein duquel les arguments contre les miracles devenaient
possibles », un phénomène bien antérieur à la science moderne. La
comparaison et le contraste avec Descartes amène au jour ces « fondements
pré-modernes de la critique de la religion » mais aussi « ce qui
constitue le présupposé à l’origine de la fondation de la science
moderne » et qui, précisément, distingue la critique hobbesienne de ces
formes antérieures. Strauss découvre ces deux éléments dans la réponse de
Hobbes (1642) aux Méditations de Descartes.
Avant de
poursuivre, il faut préciser deux points. Dans le dernier chapitre de La
Critique de la religion chez Hobbes Strauss éclaire comment Hobbes en est
venu à adopter l’argument selon lequel le monde pourrait bien être l’œuvre d’un
Dieu incompréhensible : cette affirmation correspond avec les thèses
ultimes de Calvin ; cependant, Hobbes ne la tient pas de lui, mais de
Descartes. Strauss commence par montrer comment Hobbes admet la nécessité
cartésienne de fonder la philosophie par une mise en doute générale ; en
l’occurrence, par une régression dans la conscience et par une expérience de
l’esprit qui consiste à imaginer l’annihilation du monde.
Comme Descartes,
Hobbes accomplit cette retraite en soi en formulant l’hypothèse d’un Deus
deceptor, qu’il trouve dans les chapitres 10 et 11 de la Sixième
méditation cartésienne. Cependant, Hobbes rejette l’affirmation de
Descartes comme quoi la théologie nous prouve que Dieu ne trompe pas : si la
Création découle de Dieu en tant que cause première, en revanche, elle ne
prouve absolument pas le caractère de vérité de Dieu, ce dernier étant, Hobbes
insiste, incompréhensible.
Il en est ainsi,
précise Strauss, même si « la science de la nature enquête sur les raisons
de l’existence des choses, sur leurs causes, et même si elle survit à
l’expérience de l’esprit de l’annihilation de notre monde. » Tant que la
science traite des causes de nos perceptions et de nos sensations, les causes
des « phénomènes naturels » qui se présentent dans notre esprit, la
science de la nature traite de choses qui « ne sont pas en notre pouvoir
et qui, en conséquence, ne peuvent être complètement pénétrées et comprises par
notre connaissance. » Les causes des phénomènes sont toujours déduites a
posteriori « à partir des principes de la physique que nous avons
nous-mêmes élaborés. » Toutefois, il existe bien selon Hobbes « des
évidences indiscutables et auto-validées. »
Au contraire de
Descartes, Hobbes n’a jamais douté de l’existence du monde ; selon Strauss,
Hobbes pense même que la corporalité des choses va de soi. Il n’y a que des
corps et si nous le savons, ce n’est même pas par la science, mais en suivant
jusqu’au bout des conceptions préscientifiques selon lesquelles les corps,
distincts des esprits, sont tels qu’ils nous résistent, qu’ils sont palpables
ou tangibles. La science, elle, précise que les esprits, s’ils existent,
manifestent également une résistance et sont également palpables. L’être est
palpable et résistant.
« Nous faisons
l’expérience du monde par la résistance qu’il nous oppose, indépendamment de
notre esprit. » Hobbes ne se retire donc pas entièrement, cartésiennement
dans son for intérieur, pas plus qu’il ne met en doute la raison de
l’homme ; il ne procède à sa retraite dans une conscience indépendante que
« dans le seul contexte de l’examen de la faculté de connaissance. »
Notre conscience, accident du corps vivant, est elle-même sujette à
« l’irrésistible puissance supérieure du monde qui lui résiste et dans
lequel existent indubitablement d’autres corps. »
Tout ceci nous
suggère que Hobbes était, du moins au départ, un matérialiste qui se livrait à
de la métaphysique ; c’est ce que Strauss discerne dans divers extraits
des Éléments de Loi et du Léviathan, y compris lorsqu’il affirme
que Dieu lui-même a un corps matériel. La confiance de Hobbes envers son
matérialisme métaphysique du départ fut « ébranlée par Descartes qui
l’obligea à passer au phénoménalisme. » L’hypothèse du malin génie devient
chez lui « l’hypothèse et le simple symbole d’un Dieu complètement
incompréhensible » voire indifférent.
Pour Hobbes, le
problème est moins l’existence réelle ou non du monde que son intelligibilité.
« Hobbes n’affronte pas l’hypothèse d’un Deus deceptor, mais la
menace beaucoup plus inquiétante, beaucoup plus vraisemblable pour lui, d’un
monde qui serait l’œuvre incompréhensible d’un Dieu lui-même
incompréhensible. »
Ensuite, Strauss
conclut : « la retraite dans le for intérieur n’est pas ce qui fonde
la philosophie de Hobbes bien que ce soit en revanche le fondement de sa
science. » Pourquoi ? Cette retraite, pour autant qu’elle puisse
sauver une certaine science de l’inintelligibilité du monde, « ne suffit à
m’aider et à m’orienter dans un monde qui est totalement incompréhensible. »
Cette retraite ne nous dit pas comment la science doit être pratiquée, puisque
« l’orientation » en question est d’une part celle d’un raisonnement
philosophique et de l’autre, celle de la foi en un Dieu incompréhensible et
tout-puissant, le Dieu de Calvin.
Comment Hobbes se
met-il, lui et la philosophie, à l’abri d’un tel Dieu ? Strauss le
répète : la conscience du progrès surmontera et annule la mentalité
préscientifique. Ensuite, dans le chapitre final intitulé La base de la
critique de la religion de Hobbes, il montre ce que Hobbes avance en faveur
de cette dernière possibilité : la « mémoire de l’art » nous
guidera, mais l’art compris sur un mode nouveau, comme ce qui émerge d’un monde
conçu comme « résistance » et d’un homme conçu comme « celui qui
résiste. »
IV.
La critique
fondamentale de la religion par Hobbes consiste en un déploiement des
conséquences de l’hypothèse comme quoi le monde est l’œuvre d’un Dieu
incompréhensible et donc, non seulement incompréhensible, mais tout-puissant et
résistant.
« En
conséquence de cette hypothèse, toute orientation au sein du monde devient
radicalement problématique. Où Hobbes trouve-il une protection contre une
pareille menace, une protection contre le Dieu de la Révélation ? »
Hobbes s’oriente non selon les « faits de nature », mais par les
« faits de l’art » dès lors que ceux-ci, au moins, sont, par
principe, compréhensibles.
La philosophie de
Hobbes, selon Strauss, est une « philosophie de la civilisation qui vise à
sécuriser et à favoriser le progrès de la civilisation par la connaissance qui
permet les conditions de la civilisation. » Ce qui caractérise la
civilisation est « qu’elle a un nombre incomparable d’arts, plus hauts et
plus développés que la barbarie » ; la tendance de la civilisation
est celle de l’art, non comme imitation de la nature, mais par l’ensemble des
moyens que l’homme, mû par la préservation de soi, utilise pour repousser ou
vaincre la nature. La « démarcation ontologique première » de Hobbes
est « de distinguer ce qui est de nature et ce qui est d’art », l’art
compris comme notre capacité à produire des effets utiles à partir de la
réflexion.
« Le centre de
la critique de la religion est la critique des miracles. Le présupposé
fondamental de la foi aux miracles est la croyance que Dieu peut faire tout ce
qu’il veut et qu’en conséquence, les œuvres de Dieu sont tout simplement
incompréhensibles. Pour surmonter et repousser cette menace contre sa sécurité
fondamentale et pour s’orienter dans le monde, l’homme trouve protection chaque
fois qu’il se rappelle qu’il ne comprend que ce qu’il créé lui-même, l’art. Une
fois que l’homme est parvenu à déterminer son orientation dans le monde, il
peut prendre des mesures contre les prétentions de la foi aux miracles. »
V.
Lorsque nous nous
tournons vers ce que Strauss dit de Hobbes dans Droit naturel et Histoire,
il semble recourir à un autre argument : le scepticisme quant à la
compréhensibilité du monde et la solution scientifique moderne qui en découle
sont à présent décrits comme surgis d’un problème qui guette toute
« physique matérialiste et mécaniciste » plutôt que du postulat d’un
Dieu incompréhensible qui a créé l’univers et qui rend impossible toute notion
de « cause. » On peut néanmoins penser que ces deux points de vue
sont moins importants qu’il n’y paraît.
Hobbes provenait
d’une tradition qui affirmait la nécessité ou la possibilité d’une science ou
d’une philosophie des sciences ; a priori, il s’apparentait à cette
tradition idéaliste de la philosophie politique qui, dans l’intérêt du commun,
ne cherchait qu’un « ordre social juste » ; cependant, Hobbes
tentait « de combiner cet idéalisme politique avec une conception globale
athée et matérialiste. » Il en résulte une nouvelle science
politique : un « athéisme politique. » Tel est le postulat de
Strauss lorsqu’il évalue la philosophie naturelle de Hobbes, et qu’il précise
que c’est à travers ce prisme qu’il faut étudier sa philosophie politique,
comme « une physique épicurienne », comme une tentative d’associer
« la physique matérialiste mécaniciste » avec une « physique
platonicienne mathématique. »
Cette synthèse, la
physique mathématique, s’obtient par la renonciation du « plan de travail
sur lequel le platonisme et l’épicurisme ont jusque-là mené leur lutte
séculaire. » Ce combat s’est livré entre le matérialisme athée et les
autres courants idéalistes qui affirment l’existence de substances
incorporelles, comme les idées ou les anges. Néanmoins, jusque-là, la
philosophie sceptique avait toujours été sous le contrôle d’un dogme philosophique
non-dit qui était comme son ombre portée, mais ce garde-fou allait être
éradiqué par Hobbes qui « donna les pleins pouvoirs au scepticisme »
en édifiant un nouvel édifice sur les fondations du doute le plus radical.
Si la tradition
philosophique qui avait prédominé présentait une physique téléologique, ce
n’est pas encore cet aspect qui allait donner naissance au scepticisme. En
revanche, Hobbes avait appris la leçon de Platon et d’Aristote : si l’univers
suit la physique de Démocrite et d’Épicure, alors, il exclut la possibilité de
toute autre physique ou science ; en d’autres mots, un matérialisme
cohérent culmine nécessairement en scepticisme. Le scepticisme apparaît
avec les difficultés rencontrées par toute physique matérialiste mécaniciste,
c’est-à-dire à la suite d’un modèle où l’esprit est totalement tributaire du
déroulement de la causalité car un tel matérialisme, à terme, rend le monde
incompréhensible.
Dans La Cité et
l’Homme, dans le chapitre consacré à Aristote, Strauss nous présente sa
version définitive du Deus deceptor. « Il nous faut tenir compte
de la possibilité que le monde soit l’œuvre d’un malin génie qui cherche à nous
tromper continûment, sur lui-même, sur le monde, sur nous-mêmes, en recourant
aux moyens qu’il nous fournit lui-même ; ou, autre possibilité
équivalente, nous devons tenir compte de l’hypothèse que le monde est l’œuvre
d’une nécessité aveugle et indifférente à ce qui est, à ce qu’elle produit et à
la connaissance qu’on peut en tirer. »
Simple
rhétorique ? Quelle différence entre un Dieu incompréhensible ou un Dieu trompeur ?
En fait, Strauss cherche à présenter Hobbes de telle manière à attirer notre
attention sur ce qu’il a appris de Platon et d’Aristote, mais aussi sur ce
qu’il n’a pas retenu d’eux, ce qui éclaire l’ensemble de son œuvre d’un autre
jour. Dans une phrase peut-être délibérément bancale, à multiples négations,
Strauss affirme :
« Ce que
Hobbes a appris de la philosophie naturelle de Platon n’est pas que l’univers
ne peut être compris s’il n’est pas dirigé par une intelligence
divine. Hobbes n’a pas pu apprendre cette vérité de Platon parce que sa
philosophie naturelle était aussi athée que la physique épicurienne. »
« Conformément
à cet athéisme, Hobbes ne pouvait concevoir un esprit incorporel et donc, il ne
pouvait y voir l’enseignement essentiel de Platon. À partir de là, on pourrait
se demander s’il n’existe pas d’autres aspects de la philosophie naturelle de
Platon que Hobbes a négligés ou rapidement évacué, y compris dans le passage à
la dialectique de Socrate et jusqu’à la fondation de la tradition de la
philosophie politique. Strauss s’en s’explique dans le chapitre final de La
Philosophie politique de Hobbes où il décrit comment Socrate fut conduit à
fonder la philosophie politique à partir du problème de la physique mécaniciste.
« Anaxagore
et d’autres ont tenté de comprendre les choses et leurs enchaînements par leurs
causes, en remontant à d’autres choses et à d’autres enchaînements à l’œuvre
dans le monde. Et pourtant, cette approche ne permet pas une véritable
compréhension du monde. Contre une telle explication physiologique de la
nature, il ne suffit pas de dire qu’elle est insuffisante, ni même de dire
qu’il ne s’agit même pas d’une explication : la physique d’Anaxagore est
prométhéenne. Que ce soit explicite et intentionnel ou implicite et
non-intentionnel, cela importe peu. La physique épiméthéenne ne se fonde pas
sur le principe ordonnateur de la raison, mais sur le postulat d’un désordre et
d’une irrationalité de nature. »
« La
conception même de la nature y mène nécessairement à la destruction de certains
critères indépendants et assurés, pour puiser ensuite dans un monde humain où
tout est bien tel qu’il est, et conforme à ce que les Athéniens croient.
Confronté à cette conclusion absurde, Platon ne se préoccupe pas d’opposer une
physique spiritualiste et téléologique à une physique matérialiste et
mécaniciste, mais s’en tient à ce que l’on peut qualifier sans pathos, à ce que
disent les Athéniens. »
Hobbes aurait donc
échoué à comprendre le tournant socratique de la dialectique et du discours de
vérité. Au chapitre Quatre de Droit Naturel et Histoire, Strauss
présente Socrate à la fois comme fondateur de la philosophie politique, mais
aussi comme un penseur qui n’aurait jamais cessé son enquête sur la nature des
choses. Par ailleurs, il est à noter que dans Droit Naturel et Histoire,
juste avant la fin du chapitre trois, consacré à la fondation socratique de la
philosophie politique, Strauss évoque la doctrine « épiméthéenne » de
Protagoras :
« Épiméthée,
celui qui pense après, désigne cet être pour lequel la pensée se poursuit en
production et qui représente la nature au sens matérialiste, comme quoi la
pensée apparaît bien après les corps inanimés et leurs mouvements instinctifs.
Le travail souterrain des Dieux s’y accomplit sans lumière, sans compréhension,
et a donc le même caractère, la même signification que les productions de
Prométhée. Cet art est un art de voleur, une rébellion contre la volonté des
Dieux d’en haut. »
Protagoras, que
Platon décrit comme un disciple d’Épiméthée, ne peut prouver la véracité de ce
que les dieux tiennent pour juste et bon pour les êtres humains. La doctrine
matérialiste d’Épiméthée est celle d’un monde incompréhensible et dont
l’incompréhensibilité rejaillit sur ce que les croyants disent des actions et
intentions des dieux et c’est justement le cœur de la difficulté à laquelle se
heurte Socrate pour fonder la philosophie politique : une difficulté que
Hobbes, préoccupé de fonder une physique moderne globale, méconnaît à son tour.
L’optimisme de Hobbes est aussi celui de tout l’athéisme moderne.
« L’expérience, l’attente légitime, d’un progrès jusque-là inédit au sein
de la sphère qui ressort au contrôle de l’homme » ne s’explique que par la
perte de sensibilité au « silence éternel des espaces infinis, ou aux
brèches de la moenia mundi. »
Strauss rappelle
que le matérialisme pré-moderne des épicuriens était un athéisme
non-politique : jamais il ne leur serait venu à l’idée de combiner les
mathématiques et la physique, pas plus qu’ils n’affirmaient le manque de
signification de la vie humaine. Le premier degré d’enténèbrement
post-hobbesien apparut de manière fortuite, lorsque « l’homme et son monde
gagnèrent un statut qu’ils ne possédaient pas auparavant et qui leur fit
oublier le sens de l’éternité ou du Tout. »
Strauss conclut en évoquant
la philosophie de Heidegger comme une autre manifestation d’assurance
post-hobbesienne et d’enténèbrement de la conscience, d’oubli du Tout et de
l’infini :
« Il s’agit
du degré ultime, typiquement moderne, qui s’exprime par la suggestion que le
plus haut principe n’entretient aucune rapport possible, aucune causalité avec
le Tout ; et que ce plus haut principe, ce ‘mystère’, n’est autre que
l’Histoire, dévolue à l’homme et à lui seul, une Histoire qui, en fait, concerne
si peu l’Éternel qu’elle se confond avec l’histoire humaine. »
Le Dasein de Heidegger est une nouvelle manifestation de ce détournement de l’humain par rapport à l’éternité, inauguré par Hobbes. La critique de Strauss vise donc à mettre en lumière ce mouvement qui n’existait pas dans la philosophie politique classique, mais qui s’est poursuivi depuis, y compris dans le retour aux anciens prôné par Heidegger. À l’époque où Strauss composait La Critique de la religion chez Hobbes, il avait déjà en tête la composition d’un ouvrage sur le droit naturel et sans doute s’il avait achevé ce manuscrit aurait-il suivi la même direction que celle que nous trouvons dans Droit naturel et Histoire.
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