Potocki

 

Source : Mythe aryen et rêve impérial dans la Russie du dix-neuvième siècle par Marlène Laruelle, préface de Pierre-André Taguieff, CNRS éditions, collection États, sociétés, nation, mondes russes.

V.K. Trediakovski (1703-1769) développe dans ses Trois considérations sur les trois principales antiquités russes, parues en 1758, un discours historique dans lequel il affirme la slavité des Varègues, terme selon lui employé pour désigner tous les peuples d’Europe du Nord, et non nécessairement les Suédois ou Danois. Il veut démontrer l’antériorité, donc la supériorité, des Slaves sur les Teutons et substitue les Slaves aux Celtes. Il s’appuie à cette fin sur un passage du prophète Ézéchiel où apparaît le nom propre de Rosh, un prince barbare slave qui aurait transmis son nom à son peuple, les Russes.

Par la suite, les historiens diversifient leurs approches et points de vue tout en maintenant la référence biblique ou antique. Ainsi, le prince Chtcherbatov, dans son Histoire de la Russie depuis les temps les plus anciens, affirme que les Russes ont bien évidemment une origine japhétide puisque celle-ci est mentionnée chez Ézéchiel. L’impératrice Catherine II elle-même se révèle sensible à ce discours historique légitimateur.

Dans ses Remarques concernant l’histoire de la Russie (1783-1784), elle affirme que les Slaves étaient présents dans leur espace territorial avant l’arrivée des Varègues, croit en une filiation directe avec les Scythes mentionnés par Hérodote et insiste sur l’existence d’une écriture slave bien avant le début de notre ère. Les grands historiens du tournant du dix-huitième/dix-neuvième siècle seront toutefois plus modérés. Ainsi, pour Schlözer, les Slaves, Baltes et Germains se sont installés en Europe les premiers et y sont donc des « autochtones » égaux en droits, la question d’une filiation scythe n’ayant pas grande importance.

La mythologie sarmate, venue de Pologne, ne prend pas fin avec l’entrée dans le dix-neuvième siècle. Pour Stanislas Bohusz Siestrzencewicz (1731-1826), dans son Histoire de la Tauride (1800), les Sarmates ou futurs Polonais, les Slaves ou futurs Russes et les Esclavons ou futurs Illyriens sont trois peuples apparentés ayant comme ancêtres communs les Mèdes iraniens. Z.D. Chodakowki (1784-1825) affirme également l’existence de liens ethniques étroits entre le duché de Varsovie et les provinces illyriennes.

La théorie sarmate est enfin poursuivie par Jan Potocki (1761-1815) qui parcourt l’Europe centrale à la recherche d’antiquités slaves et vendes qui prouveraient l’existence d’un monde slave unifié occupant, à l’époque antique, tout l’espace entre l’Elbe et le Caucase. Potocki, qui publie des recueils de chroniques et une histoire des régions ruthènes de Pologne, préfigure un panslavisme en faveur de la Russie, quoiqu’il présente aussi l’intérêt d’une argumentation asiatique, en prônant un rapprochement avec la Russie, avec l’Inde et la Chine, plus d’un siècle avant les eurasistes.

Les ambiguïtés du discours russe sur le monde scythe sont donc déjà présentes dans le sarmatisme polonais : même si le regard se tourne parfois, comme chez Potocki, vers l’Asie, la référence antique sarmate et scythe a pour but réel de rattacher les Slaves à l’Europe. Seules les frontières diffèrent puisque le sarmatisme polonais exclut de cette européanité antique le monde russe tandis que le scythisme l’y inclura. 

De telles ambiguïtés sont inhérentes au monde slave : le sentiment slavophile à l’origine unificateur des Slaves sert peu à peu à l’affirmation d’un nationalisme propre, les deux se dissociant, voire s’opposant, puisque aucun intellectuel centre-européen ou balkanique ne sera bien évidemment prêt à abandonner sa langue et sa culture au profit du russe. Les slavophiles russes doivent alors gérer l’existence d’un autochtonisme slave spécifique, qui n’intègre pas le monde russe en son sein, voire se construit contre lui.

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