« J’entends des voix off »

 

Source : Les Mots et les sons, un archipel sonore, par François J. Bonnet, préface de Peter Szendy, éditions de l’Éclat, collection poche.

Konstantin Raudive, à la suite de travaux préliminaires réalisés par un certain Friedrich Jürgenson, qui, outre son activité de peintre et de portraitiste du pape Pie XII, capturait, à l’aide d’un simple magnétophone, acquis à l’origine pour enregistrer ses performances de chanteur, « les voix des morts. » Ces recherches se regroupent désormais sous l’appellation générique « electric voice phenonenon. »

Raudive a établi trois variantes pour enregistrer la voix de personnes défuntes, qu’il invite d’ailleurs toujours, au préalable, à parler. La première consiste à laisser tourner un magnétophone quelques minutes, dans un silence complet. Dans la seconde variante, le son enregistré n’est plus l’ambiance aérienne de la salle d’expérience mais un signal radio minutieusement choisi parmi les fréquences vides de la bande radio. La dernière technique, élaborée afin de s’affranchir des bruits ambiants ou de la bande audio trop chargée, consiste à capter le signal d’une diode.

De ces expériences résulterait l’apparition des sons très fugaces, de « voix », ayant des caractéristiques particulières.

Les entités vocales parlent très vite, et ce, dans plusieurs langues, allant parfois jusqu’à cinq ou six différentes dans la même phrase.

Elles parlent selon un rythme défini, qui semble leur être imposé par les moyens qu’elles doivent employer pour communiquer.

Une telle façon de parler, très rythmée, impose aux phrases un style télégraphique.

Dépendant de telles restrictions, l’abandon de règles grammaticales fréquent et un important recours aux néologismes.

Lors de ces expériences, Raudive cherche à identifier dans le bruit ambiant, ou dans un bruit de fond d’ondes radio, des voix quasiment indistinctes, à la syntaxe et au rythme spécifique, véritables incantations renversées. Raudive ne nie d’ailleurs pas le fait qu’une telle entreprise nécessite un apprentissage :

« Au début, la plupart des gens rencontrent des difficultés souvent liées à leur faculté de percevoir et à deviner, et n’entendent seulement que des bruits vagues ; cependant, après une période d’entraînement, les bruits entendus émergent en formes sonores bien définies et en phrases signifiantes. L’audibilité des voix dépend donc de la pratique, des facultés auditives à distinguer les sons et de la qualité de l’attention portée pendant l’écoute. »

Selon Raudive, l’accès à l’écoute des morts passe par une acquisition de compétence, une accoutumance à des sons inaudibles. Une mise en condition, un conditionnement, est alors nécessaire à l’auditeur pour se figurer ces sons inaudibles et les identifier à un discours composite prononcé selon une scansion étrange et amalgamant plusieurs langues.

Dans l’expérience de Raudive, ce n’est en effet pas l’audible qui porte la voix des morts, mais le sonore inaudible. Lorsque la bande magnétique est relue, en fin de séance, des sons que personne n’avait entendus pendant l’enregistrement apparaissent, émergeant du bruit de fond électromagnétique. Ce qui est donné à entendre n’est alors que la trace d’un son. Ici, la trace métaphorique du son enregistré et la trace même du son ne font qu’une, car le son, dont la trace témoigne de la présence, n’a jamais été entendu par personne.

Ce qui se donne à entendre doit donc porter des traces caractéristiques pour être identifié et validé effectivement en tant que son, et pans en tant que bruit de fond, ou bruit parasite. Dans un tel exercice, le sonore pour qu’il devienne audible, doit porter la trace des morts, trace qui n’est pas autre chose qu’une signature formelle.

Commentaires