J’aurais voulu être un artiste

 

Source : Tolstoï ou Dostoïevski par George Steiner, Bibliothèque 10/18, dirigée par Jean-Claude Zylberstein, relecture 18 ans plus tard.

Thème commun à la littérature russe et américaine : l’artiste qui cherche son identité et son public dans une culture trop neuve, trop désorganisée, trop préoccupée des exigences de la vie matérielle. Même les villes, qui signifiaient pour la conscience européenne les trésors spirituels et matériels du passé, étaient frustes et anonymes dans leur climat russe ou américain. Depuis l’époque de Pouchkine jusqu’à celle de Dostoïevski, Saint-Pétersbourg figure dans la littérature russe comme un symbole de la création arbitraire, tout entière sortie des eaux et des marécages par la magie cruelle de l’autocratie. Elle n’avait de racines ni dans la terre, ni dans le passé. Parfois, comme dans le Cavalier de Bronze de Pouchkine, la nature prend sa revanche sur l’intrus ; parfois, comme lorsque Poe périt à Baltimore, la ville devient la foule, cet équivalent de la catastrophe naturelle et détruit l’artiste.

Mais enfin, la volonté humaine triomphe du pays gigantesque ; des routes sont taillées à travers forêts et déserts : des communautés s’accrochent à la prairie et à la steppe. Cette grande œuvre et la grandeur de la volonté qui l’a faite se reflètent dans la haute lignée des écrivains russes et américains. Sur les deux mythologies plane ce que Balzac a appelé « la recherche de l’absolu. » Hester Prynne, Achab, Gordon Pym, l’homme du souterrain de Dostoïevski et Tolstoï lui-même partent à l’assaut des barrières qui emprisonnent la volonté : la morale traditionnelle et la loi naturelle. Poe écrit en épigraphe de Ligeia : « L’homme ne s’abandonne aux anges, ni complètement à la mort, que par la faiblesse de sa volonté. » Comme le remarque Matthew Arnold, en Russie comme en Amérique, la vie elle-même avait, dans son débat avec la mort, l’ardeur farouche de la jeunesse.

Mais dans aucun des deux pays ne régnait le genre de vie d’où le romancier européen tirait ses matériaux et sur lequel il avait édifié ses règles. C’est là le point essentiel de l’étude de Henry James sur Hawthorne. Ce dernier avait écrit dans sa préface au Faune de marbre : « Aucun auteur ne peut, s’il n’en a pas fait l’expérience, concevoir la difficulté d’écrire un roman sur un pays où il n’existe ni ombre, ni passé, ni mystère, ni noirceur frappante : rien sinon une banale prospérité à la grande et simple lumière du jour : comme c’est heureusement le cas pour mon pays natal. »

De la part de l’auteur de la Lettre écarlate et de la Maison aux sept pignons, on voit là un trait d’exquise ironie. Mais James préféra une autre interprétation et il renchérit sur les « difficultés » de Hawthorne. Sa discussion, aussi bien que le texte de Hawthorne, concerne uniquement l’Amérique, mais elle nous fournit l’analyse peut-être la plus pénétrante que nous ayons sur les qualités essentielles du roman européen. En nous disant ce qui manque aux non-européens, il nous dit par là même de quels obstacles ils se trouvaient libérés. Son étude me semble éclairer autant ce qui sépare Tolstoï de Flaubert que ce qui sépare Flaubert de Hawthorne.

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