Source : Tolstoï ou Dostoïevski par George Steiner, éditions 10/18, collection Bibliothèque, dirigée par Jean-Claude Zylberstein.
Il est possible de
distinguer entre les romanciers dont la conception du temps incline au mode
épique et ceux qui conçoivent le temps sur un mode dramatique… La solution la
plus ingénieuse est celle de l’Ulysse de Joyce dans lequel une durée d’un jour,
et de fait dramatique, est fixée à un sujet dont la structure et les
associations sont ouvertement épiques.
Dostoïevski, lui,
perçoit le temps en poète dramatique. Dans ses carnets pour Crime et
châtiment, il pose la question : « Qu’est-ce que le
temps ? » Et il répond : « Le temps n’existe pas, le temps
est une série de nombres, le temps est le rapport de l’existant au
non-existant. » D’instinct, il concentre une multitude d’actions
entremêlées dans le temps le plus bref qui soit plausible. Cette concentration
contribue singulièrement à l’impression de cauchemar, de gestes et de paroles
dépouillées de tout ce qui atténue ou ralentit.
Tandis que Tolstoï
procède lentement, graduellement, Dostoïevski fond et contracte le temps. Il le
vide de ces intervalles de loisirs qui peuvent modérer ou réconcilier. Il
remplit d’action autant les nuits que les jours, de peur que le sommeil
n’étouffe les rages ou ne dissipe les haines. Ses jours et ses nuits, ce sont
les jours crispé, hallucinants et les nuits blanches de Saint-Pétersbourg et
non le vaste et plein midi sous lequel gît le prince André à Austerlitz, ou la
profonde nuit semée d’étoiles où Lévine trouve la paix.
Que L’Idiot se passe en vingt-quatre heures, que la masse d’incidents narrés dans les Possédés ne couvre que quarante-huit heures, et que tout, sauf le Procès, dans les Frères Karamazov, se déroule en cinq jours, est aussi essentiel à la vision et au but de Dostoïevski que l’est la brièveté du temps qui sépare Œdipe le roi d’Œdipe le mendiant. La vitesse à laquelle écrivait Dostoïevski — la première partie de L’Idiot fut rédigée en 23 jours — est la contrepartie naturelle du rythme précipité de l’intrigue.
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