Fallait pas l'inviter

 

Source : Tolstoï ou Dostoïevski par George Steiner, éditions 10/18, collection Bibliothèque, dirigée par Jean-Claude Zylberstein.

Dans la tragédie de la ville, l’homme souterrain est à la fois celui qui subit l’humiliation et le chœur dont le commentaire ironique met à nu l’hypocrisie des conventions. L’homme des grandes profondeurs possède l’intelligence, sans la puissance, le désir sans les moyens. La révolution industrielle lui a appris à lire et lui donné un minimum de loisirs : mais le triomphe simultané du capital et de la bureaucratie l’a laissé sans pardessus. Il est perché devant son bureau d’employé, Bartleby dans Wall Street, Joseph K. dans son bureau, il trime avec une servilité pleine d’aigreur, il rêve de mondes meilleurs et rentre chez lui le soir en traînant les pieds.

Il vit dans ce que Marx a défini comme de vagues limbes désolés entre le prolétariat et la vraie bourgeoisie. Gogol raconte ce qui arrive à l’homme souterrain quand enfin il achète une pelisse ; et le fantôme d’Akaky Akakievitch Bachmatchkine, va hanter non seulement les bureaucrates et les veilleurs de nuit de Saint-Pétersbourg, mais encore l’imagination des romanciers européens et russes jusqu’à Kafka et Camus.

Bien que l’archétype de Gogol ait de l’importance et bien que Dostoïevski revendique avec raison l’originalité des Mémoires écrits dans un souterrain, l’homme souterrain a des racines dans l’Antiquité la plus reculée. Si nous voyons en lui l’ewig verneinde Geist, l’épine du mépris dans le flanc de la création, il est aussi vieux que Caïn. En réalité, il date du premier Adam, car après la chute, une partie de chaque homme est descendue dans le monde souterrain.

L’aspect, le ton, le sarcasme, le mélange d’abjection et d’arrogance qui sont les attributs du personnage dostoïevskien peuvent s’observer chez le Thersite d’Homère, les parasites de la satire et de la comédie latine, le légendaire Diogène et dans les dialogues de Lucain. Le type apparaît deux fois dans Shakespeare, chez Theriste et Apemantus. À l’accueil affable de Timon, le « philosophe bourru », réplique

« Je suis venu pour que tu me fasses jeter dehors »

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