L’Idiot est l’amour incarné mais en lui l’amour ne s’est pas
fait chair. À plusieurs reprises, Dostoïevski est tout près de nous dire
carrément que Mychkine est un malade incapable de passion sexuelle à tout sens
ordinaire du terme, mais il laisse ce que la chose implique échapper à notre
connaissance et à celle des autres personnages. Par moments, Aglaé et Anastasia
s’en rendent compte ; à d’autres moments, non et elles considèrent la
possibilité d’un mariage comme allant de soi. L’ambiguïté se complique du fait
qu’un rapport est établi entre Mychkine et le Christ, ce qui exige de toute
nécessité la pureté totale. Mais, en considérant l’action dans son ensemble,
nous avons de la peine à le croire. Comme le dit Henri Troyat dans son
Dostoïevski, l’impuissance du Prince apparaît non pas tant sur le plan
spécifiquement érotique que dans son incapacité d’agir en général :
« il n’a pas su vivre dans ce climat qui n’est pas le sien. Il n’a pas su
devenir un homme. » Cette situation pose des problèmes de technique et de
forme que l’Idiot ne résout pas entièrement. Cervantès se rapproche plus
d’une solution : la nature platonique de l’amour de Don Quichotte et un
exemple non d’impuissance mais d’action en puissance ; l’irréalité qui
marque les rapports de Don Quichotte avec les autres est l’élément positif de
l’histoire et non, comme dans L’Idiot, un principe occulte qui pénètre
dans la structure du roman à des moments arbitraires.
George Steiner : Tolstoï ou Dostoïevski
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