Source : Tolstoï ou Dostoïevski par George Steiner, Bibliothèque 10/18, dirigée par Jean-Claude Zylberstein, relecture 18 ans plus tard.
Considérons les grands romans : Les Âmes mortes
(1842), Oblomov de Gontcharov (1859), Pères et Fils de
Tourgueniev, Crime et Châtiment (1866), L’Idiot (1868-1869), Les
Démons (1871-1872), Anna Karénine (1875-1877), les Frères
Karamazov (1879-1880) et Résurrection (1899) Ils forment une série
prophétique.
Même Guerre et Paix (1867-1880), qui se trouve
plutôt en marge du courant principal, se termine sur une allusion à une crise
imminente. Avec une intensité de vision comparable à celle des voyants de
l’Ancien Testament, les romanciers russes du dix-neuvième siècle perçurent
l’orage qui grossissait et ils prophétisèrent. Souvent, comme dans le cas de
Gogol et de Tourgueniev, ils prophétisèrent contre leurs propres instincts
politiques et sociaux, mais leur imagination fut oppressée par la certitude du
désastre. Le roman russe est littéralement un long commentaire des mots fameux
prononcés par Raditchev au dix-huitième siècle : « Mon âme est
accablée par le poids de la souffrance humaine. »
Cette impression de continuité et de vision obsédante
pourrait être rendue sensible par une fantaisie de l’esprit et ce n’est que
cela : Gogol lance sa troïka symbolique à travers le pays des âmes
mortes : l’antihéros de Gontcharov se rend compte qu’il devrait se dresser
pour saisir les rênes, mais il s’abandonne à sa paresse et à la fatalité. Dans
un de ces villages « de la province de N. », si familière au lecteur
de romans russes, le Bazarov de Tourgueniev prend le fouet : pour lui,
l’avenir, les lendemains purificateurs et meurtriers sont présents.
Les Bazarov atteints de folie et précipitant la troïka
dans l’abîme, c’est aussi le thème des Démons de Dostoïevski ; dans
notre allégorie, le domaine de Lévine, dans Anna Karénine, peut figurer
une halte momentanée, un lieu où les problèmes auraient pu être étudiés et
résolus par la compréhension, mais le voyage a atteint un point sans retour et
nous courons vers la tragédie des Karamazov, dans laquelle est préfiguré, à
l’échelle de la vie privée, l’immense parricide de la Révolution.
Nous arrivons enfin à Résurrection, roman étrange, imparfait, miséricordieux et qui contemple au-delà du chaos l’avènement de la grâce. Ce voyage se déroule dans un monde trop informe et tragique pour les outils du réalisme européen. Dans une lettre à Maïkov, de décembre 1868, Dostoïevski s’écriait : « Si on pouvait seulement dire, sans rien y changer, tout ce que nous autres Russes avons traversé au cours des dix dernières années sur la voie du développement spirituel, tous les réalistes crieraient à la fantaisie et pourtant, ce serait du pur réalisme. »
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