Apocalypse 20:15

 

Source : Le Livre de la mémoire, la mémoire dans la culture médiévale, par Mary Carruthers, éditions Macula, collection Argô

Les chercheurs ont toujours admis que la mémoire, dans la civilisation occidentale pré-moderne, devait nécessairement jouer un rôle décisif : dans un monde où les livres étaient rares, et principalement accessibles dans les bibliothèques des communautés, chacun devait se rappeler ce qu’il apprenait, car il ne pouvait espérer disposer en permanence d’un matériau particulier. Mais tout en tenant ce point pour acquis, on n’a pas porté une attention suffisante à la pédagogie de la mémoire, à la conception qu’en avait les gens d’alors, non plus qu’aux modalités ni à la finalité de l’entraînement mnésique. Et l’immense valeur qui lui était attachée ne peut se comprendre exclusivement à partir de ses diverses applications techniques, même si celles-ci sont fondamentales.

Je soutiens que la culture médiévale était fondamentalement mémorielle, à un degré aussi écrasant que la culture moderne de l’Occident qui est documentaire. Une telle distinction implique assurément des technologies comme la mnémotechnie et l’imprimerie, mais elle ne s’y réduit pas. Car la memoria conserva son prestige bien après que la technologie du livre elle-même eut changé. Aussi la présence des livres en soi, beaucoup plus accessibles à la fin du Moyen Âge que jamais auparavant, n’a-t-elle pas sensiblement modifié la valeur essentielle accordée à l’entraînement mnésique avant plusieurs siècles. C’est que la finalité même du livre, dans une culture mémorielle comme celle du Moyen Âge, était comprise autrement qu’aujourd’hui.

Un livre n’équivaut pas nécessairement à un texte. Les « textes » sont les matériaux dont les humains tirent la « littérature. » Pour nous, les textes prennent exclusivement la forme de livres et c’est ainsi que la distinction s’est estompée, voire perdue. Mais, dans une culture mémorielle, un « livre » n’est qu’un moyen parmi d’autres de se souvenir d’un « texte », d’approvisionner et de jalonner sa mémoire avec des dicta et facta memorabilia. Outre les nombreuses autres fonctions qu’il peut avoir, un livre est donc lui-même une mnémonique. Ce présupposé apparaît chez Thomas d’Aquin dans un commentaire du Psaume 69, 29 : « Qu’ils soient rayés du livre de vie. »

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