Tsim-Tsoum

 

Source : La Philosophie de Jacob Boehme par Alexandre Koyré, Librairie Philosophique Vrin, collection Histoire de la Philosophie.

« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » Ceci est tout à fait juste et parfaitement certain. Le ciel et la terre, les astres et les éléments, les anges et les hommes : rien de tout cela n’a été nécessaire, tout a eu un commencement. Tout a été créé.

Mais, au fait, que veut dire le terme « créer » ? Comment Dieu créa-t-il le monde ? C’est ce que Moïse n’explique pas et c’est justement ce qu’il importe de savoir. Il y a des gens (les philosophes et les docteurs pour lesquels Boëhme n’a qu’un mépris profond) qui disent que le monde n’a été créé de rien, ce qui est non seulement faux, mais, à proprement parler, totalement absurde et incompréhensible. Qu’est ce que peut vouloir dire : créé de rien ? Le rien est-il quelque chose dont on pouvait faire quelque chose ? Le rien n’est rien, et de rien, rien ne peut venir. On ne peut rien faire de rien.

D’autre part, si l’on dit que Dieu a créé le monde de rien, il faudra admettre qu’avant la création, rien n’existait et que, pareillement, après la destruction du monde, il n’y aura absolument rien. Or, ceci est parfaitement imaginable. En effet, la doctrine de la Création de rien suppose que, avant la création, il n’y avait rien dans le lieu de ce monde ; il n’y avait que le pur néant, la pure négation, le vide. Or, dans ce cas-là, il faudrait admettre que Dieu lui-même n’y était point, ce qui est visiblement absurde, puisqu’il y aurait alors eu quelque chose en dehors de Dieu, un lieu où Dieu n’était pas, ce qui serait au surplus un blasphème, et alors, en ce lieu où Dieu n’était pas, comment aurait-il pu créer quelque chose ? Il faut donc admettre qu’avant la création de ce monde, avant même la création du ciel et des anges, Dieu était présent en ce lieu, comme en tout autre lieu, comme il y sera encore après la destruction finale de ce monde.

On saisit ici le rôle et l’importance de la conception spatiale dans la pensée (serait-il plus juste de dire : dans l’imagination ?) du théosophe. L’espace est quelque chose d’absolu. La création du monde, pas plus que sa destruction, n’implique la création ni la destruction de l’espace : le monde a été créé dans l’espace, dans le lieu. 

Le monde peut disparaître, le lieu restera. Mais un lieu vide sans rien qui le remplisse serait un néant réalisé et existant, ce qui est parfaitement impossible. L’espace, le vide, est l’opposé de l’être, du plein. Il ne peut exister à l’état de vide. Il est toujours nécessairement rempli par quelque chose. Il est l’abîme qui sous-tend l’être, le Non toujours surmonté par le Oui. Or, s’il en est ainsi, et si le monde n’est pas éternel, à la question : qu’est-ce qu’il y avait (dans cet espace) avant que le monde ne fût créé ? On ne peut donner qu’une seule réponse : c’est Dieu lui-même, son corps, sa vie éternelle qui remplissait l’espace de ses pulsations.

Le corps divin existait déjà, de toute éternité, comme il existe encore, comme il existera toujours, puisque, de toute éternité, Dieu a été, et sera ce qu’il est : un Dieu vivant. La substance divine, le corpus divin, la matière divine, tous ces termes sont synonymes, remplissait l’espace de toute éternité, et c’est de cette manière que le monde a été produit.

Dieu, dans la conception que s’en fait Boëhme, n’est pas un être purement et uniquement spirituel, n’est pas un pur esprit. Il serait certainement inexact de le qualifier de matériel, dans le sens moderne du terme matière, mais, cependant, il possède quelque chose qui, certes, n’est pas encore « matière » mais qui joue pour lui et en lui, dans son existence et dans sa vie, un rôle analogue à celui que la matière joue dans la vie et dans l’existence des êtres vivants. Dieu possède un corps (Leib) et ce corps, invisible, intangible, ne possède aucune des propriétés qui forment la matière proprement dite.

Cependant, cette « matière » divine, ce corps divin possède le caractère de spatialité, bien que Dieu ne devienne pas pour cela un être spatial, pas plus, d’ailleurs, que le fait de posséder un corps matériel ne réduit l’être humain à l’existence seulement matérielle et ne fait de l’homme un simple corps. Dieu, comme l’homme, est bien plus que cela, mais il est aussi cela. La spatialité, la matérialité et la corporéité appartiennent nécessairement à sa nature, comme elles appartiennent, dans une autre mesure, et autrement, mais néanmoins d’une manière comparable, à celle de l’homme, et, disons-le plus généralement encore, car c’est à ceci que cela revient, à celle de la vie.

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