Roy d'effrayeur

 

Source : Un Prophète littéraire, préface au Roi de jaune vêtu par Jacques Finné, éditions wallonnes Marabout, collection Fantastique.

Aucune vie ne semble plus terne que celle de Robert W. Chambers (1865-1933) Fasciné par Paris, il y étudiera la peinture dans sa jeunesse, à l’Ecole des Beaux-Arts et à l’Académie Julian, ce qui explique la présence de Paris dans ses récits, et l’évocation des milieux d’artistes peintres. Revenu à New York, il devient illustrateur pour des magazines comme Life, Vogue, Truth.

A partir de 1900, en dépit du succès du Roi de jaune vêtu, il abandonne la littérature fantastique pour se consacrer au roman historique et au roman de la société new-yorkaise, qui lui apporte une gloire estimable mais éphémère. De son fouillis de romancier, Cardigan (1901), qui raconte l’histoire américaine, compterait parmi les meilleures réussites du genre. Amateur d’art chinois et de porcelaine japonaise, Chambers resta toujours sensible à ses premières amours, soit aux milieux de peintres et de chansonniers qu’il apprécia à Paris. Il est aisé de reconnaître dans Iole (1905) transformée en comédie musicale en 1913, une caricature d’Aristide Bruant.

L’incursion de Robert W. Chambers dans la littérature fantastique reste exceptionnelle. Le Roi de jaune vêtu remonte à 1895. Depuis les rééditions de ce mince ouvrage comportent non seulement les cinq récits originaux, mais aussi des nouvelles, puisées pour la plupart dans son autre recueil In Search of the Unknown, où se retrouvent entre autres, les nouvelles zoologiques de Chambers, aventures d’un jeune chasseur d’animaux extraordinaires ou disparus de la Terre depuis nombre d’années. De cette œuvre peu abondante et néanmoins fondamentale, rien n’avait encore connu les honneurs d’une traduction française. Celle-ci s’imposait.

Me ferai-je taxer de cynisme si je range Chambers parmi les écrivaillons de génie ? Lovecraft faisait déjà remarquer, lui qui montrait un enthousiasme parfois injustifié, combien les dons et la personnalité de Chambers auraient pu faire de lui un maître du genre. Le conditionnel a toute sa valeur. Les récits de Chambers, en effet, sont déparés par des défauts énormes qui crispent le lecteur le plus indulgent. Style bâclé, ou, étrange paradoxe, préciosité proche du pédantisme, mots rarissimes, archaïsmes, comparaisons tarabiscotées. Jamais Chambers ne passera pour un grand écrivain, à l’inverse de son contemporain Ambrose Bierce, alors que les deux hommes présentent des points communs.

A ce style bâtard correspond souvent une maladresse psychologique. Toutes les femmes que décrit Chambers sont pures, diaphanes, éthérées, lassantes de perfection. Les pages où il louange l’amitié demeurent d’une puérile superficialité. Ses descriptions fatiguent. Quant aux lignes où il parle d’amour, elles font regretter Delly ou Magali, tant elles répandent une insipide odeur de bonbon à la framboise. Nul caractère ne se détache des récits, hormis, avec un peu de bonne volonté, ceux de Wilde, l’armurier dément, et d’Halyard, misanthrope sympathique, qui, pourtant, retour aux fadaises, se civilisera au contact de son infirmière, elle aussi jolie et dévouée. Bien d’accord avec Louis Vax, la littérature fantastique est littérature d’événements, non de personnages, mais fallait-il en arriver à pareille sommes de conventions ?

Un troisième défaut de Chambers me semble plus grave, même si, défaut, plus que jamais appartient ici au domaine de la subjectivité. Faut-il voir un reflet de l’époque dans cet américanisme exacerbé qui parcourt tout le recueil ? Jamais l’auteur ne manque une occasion de souligner son admiration pour l’Amérique et les Américains, avec, parfois, une allusion rexiste (sic) et des remarques antisémites assez mal venues. Louange indirecte, aussi, dans le cycle breton et dans les récits parisiens. J’en viens à me demander comment un homme aussi amoureux de Paris que se le prétendait Chambers n’a pu décrire que des Français pleutres, simplets, couards, ou parfaitement ridicules. Etrange constatation : l’épouse idéale, si désespérément idéale, du Messager est française mais royaliste acharnée.

Je crois que les qualités de Chambers font bien vite oublier ses défauts, même si ceux-ci laissent une marque indélébile. Chambers, en effet, plus qu’un imitateur, me paraît un novateur : un novateur d’importance. L’imitateur d’abord. Les premières pages du Blanchisseur de réputations appartiennent à l’utopie pure. L’auteur y décrit une société nouvelle et, bien entendu, la manière dont l’Amérique est parvenue à se hisser au rang d’Etat dominateur. Est-il permis de sourire quand on constate que l’avance américaine dans le domaine social se limite à une création de parcs, à un subside aux Beaux-Arts et à une reconnaissance du droit au suicide, ce qui donne lieu à la merveilleuse création d’un Centre de Destruction où tout désespéré, sans devoir rendre de compte à personne, peut se réfugier, à jamais, quand il estime la vie invivable ? Influence de l’utopie, donc, mais très secondaire, presque un luxe inutile. Autre imitation : le fantastique traditionnel. La demoiselle d’Ys est une histoire d’amour à travers le temps et Le Croquis est un récit onirique des plus classiques. Le Messager est centré sur l’apparition d’un fantôme soit un des premiers à s’éloigner du type de spectre canonique.

Fantastique et utopies traditionnels cèdent pourtant le pas devant le cycle du roi où tout le génie de l’auteur se déploie, balayant ses défauts comme un torrent de la rocaille. Dans ce cycle, Chambers a créé son propre système de références fantastiques. On ne peut plus parler d’originalité dans un récit, mais d’une originalité dans un système, autrement dit, d’une création mythique semblable à celles qui, plus tard, feront la grandeur d’un Lovecraft ou d’un Merritt. Au centre de tout le cycle brille un roi de mythe, avec ses attributs : diadème, armure, et surtout, un ouvrage infernal, Le Roi de jaune vêtu, qui rend fou celui qui ose le lire, comme le Necronomicon se révélera dangereux pour la raison. Livre maudit, interdit, mais qui procure à qui l’affronte, grandeur, puissance, et démence, trois éléments toujours liés dans les récits de Chambers.

Auteur de l’ouvrage, Chambers a tissé son décor, sa mythologie personnelle, omniprésente qui justifie rationnellement les interventions fantastiques dans les vies humaines. Par ce seul détail, et par la création du livre maudit, il annonce Lovecraft. A Lovecraft, il offre aussi certains noms de son univers mythique comme Hastur et Carcosa, encore que ces noms proviennent d’une nouvelle d’Ambrose Bierce et que Derleth ainsi que les disciples de Lovecraft, seuls, donneront un contenu conceptuel complet.

A Lovecraft, il faut aussi découvrir la peur cosmique, qui enveloppe, accompagne, anéantit les lecteurs du livre maudit. Et de fait, les scènes d’épouvante réhabilitent entièrement Chambers. Certaines laissent une impression d’horreur réelle, physique, comme celle où le jeune garçon décrit son altercation avec le gardien du cimetière dans L’Emblème jaune, ou la description de Wilde, l’armurier aux chats dans Le Blanchisseur de réputation, du fantôme-squelette revêtu d’une robe de bure, dans le Messager, voire du diadème maudit qui, à l’instar du livre, engendre la démence. Parfois, pourtant, cette horreur cède la place à une poésie qui rend plus inexplicable la maladresse psychologique de l’écrivain ; en ce sens, la description du faiseur de lunes ou de la mythique cité de Yian qui berça, rêve ou réalité, les jeunes années d’Ysonde, marquent autant par le malaise qui en émane que par le don de visionnaire lyrique.

Que dire de Chambers ? Il a vieilli, certes. Les plus érudits des historiens de la littérature américaine seraient incapables de retrouver les titres d’une dizaine de ses romans, qui manquent d’ailleurs, dans la plupart des bibliothèques anglo-saxonnes. D’un autre côté, on retrouve dans ses récits, en particulier dans le cycle du roi, des caractéristiques que reprendront, en les poussant au paroxysme les plus brillants auteurs du fantastique. Tout Lovecraft est dans Chambers. Peut-on vraiment reprocher à celui-ci de ne pas avoir le génie de celui-là ?

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