Source : Les Châteaux de la subversion par Annie le Brun, éditions Jean-Jacques Pauvert.
« Pour moi, j’avoue que mon imagination a toujours
été sur cela au-delà de mes moyens ; j’ai toujours mille fois plus conçu
que je n’ai fait et je me suis toujours plaint de la nature qui, en me donnant
le désir de l’outrager, m’en ôtait toujours les moyens ; il n’y a que deux
ou trois crimes à faire dans le monde, dit Curval, et, ceux-là faits, tout est
dit ; le reste est inférieur et l’on ne sent plus rien.
Combien de fois sacredieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût
attaquer le soleil, en priver l’univers ou s’en servir pour embraser le
monde ? Ce serait des crimes cela, et non pas les petits écarts où nous
nous livrons, qui se bornent à métamorphoser au bout de l’an une douzaine de
créatures en mottes de terre. » Voilà bien la seule lumière au siècle des
Lumières qui ne dispense pas son éclat, mais l’arrache aux êtres et aux choses
en les consumant totalement.
« Mes passions, concentrées sur un point unique,
ressemblent aux rayons de l’astre réunis par un verre ardent : elles
brûlent aussitôt l’objet qui se trouve sur le foyer » avoue Saint-Fond à
Juliette. Telle pourrait être la loi de la jouissance de tête qui vide
l’univers sadien. Mais telle pourrait être aussi une des plus précises définitions de l’image poétique.
En fait, pour Sade, il n’y a pas de figure, de scène,
de séance, qui ne finisse par mettre à l’épreuve l’efficacité poétique de ce
chiasme métaphysique où la mise à mort du tableau correspond à la mise en corps
de l’idée pour allumer à ce jeu de miroir le feu des passions imaginaires. Il
ne s’agit pas de contamination, mais d’une transmutation dont il ne reste rien
si ce n’est le spectacle de sa somptueuse inutilité.
Comme si le tableau vivant s’était trouvé vidé par
implosion, comme si la jouissance de tête se confondait avec la jouissance du
vide. Comme si Sade, manipulant comme personne encore les images du corps,
était l’inventeur du vide.
Alors, pourquoi faire ? Uniquement pour voir, pour
voir ce qu’on ne peut pas voir, qu’on ne veut pas voir. Château fermé pour
empêcher l’absorption des apparences dans une réalité fonctionnelle, château de
proie pour ramener toute réalité dans la jungle des apparences et l’arracher à
la loi de la valeur. La déréalisation va de pair avec la dévalorisation. Ce que
Sade préserve là, c’est moins l’unique contre le nombre que la liberté
imprescriptible du regard. Machine à fabriquer l’inactualité, ce jeu optique
retire les êtres et les choses de la circulation des biens pour les confronter
au néant au bord duquel tourne la ronde de leurs apparences.
Ce qui commence, c’est une suspicion infinie des apparences à travers le plus dangereux jeu de miroirs, la rencontre de la couleur noire.
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