« Le bien ? C’est quand ça se passe bien… »

 

Source : La Philosophie de Jacob Boëhme par Alexandre Koyré, Librairie Philosophique J. Vrin, collection Histoire de la Philosophie.

Le grand problème qui domine la pensée de Boehme, à la fois très naïf et très profond, c’est le doble problème traditionnel du mal et des rapports entre Dieu et le monde. Ce qui est propre à Boehme, c’est une triple intuition métaphysique, l’intuition d’une liberté s’incarnant dans l’être ; celle de l’esprit s'exprimant par le corps ; enfin, celle de la double nécessité, pour l’être et pour la pensée, d’une lutte et d’une opposition des contraires dont la synthèse constitue la vie.

Cette triple intuition donne, d’une part, un Dieu vivant, dont l’âme est un effluve, une étincelle, un Dieu esprit, qui s’incarne directement dans l’âme. D’autre part, un monde vivant où Dieu s’exprime en un certain sens, s’incarne aussi. Des deux côtés, se pose le même problème du mal : comment, si Dieu est bon, s’il est la joie et la bonté elle-même, si, en même temps, il est la source dernière de toute réalité, le mal est-il possible ? D’autre part, si dans le monde et l’âme elle-même le mal est si visiblement présent, comment admettre que Dieu y soit présent aussi ? Problèmes terribles, plus difficiles pour Boehme que pour quiconque, parce que, pour lui, le mal n’est pas une négation ; il est une qualité, une force, une puissance autant physique que morale, qui, si elle s’oppose au bien comme qualité ou force contraire, n’en reste pas moins dans son essence une force ou qualité positivement déterminée.

Le mal n’est pas simplement négation, limitation, absence de bien. Boehme n’accepte pas l’identification trompeuse, commune à la philosophie chrétienne et à la philosophie antique du mal avec la négation du néant. La lumière et les ténèbres, si on reprend cette comparaison classique, s’opposent, mais ne s’opposent nullement comme l’être et le non-être de la lumière, car les ténèbres sont tout aussi bien que la lumière. L’obscurité réelle est quelque chose de positif, une qualité perçue.

La lutte entre le Bien et le Mal est un combat entre puissances contraires, réelles toutes deux. D’ailleurs, c’est justement par suite du caractère réel et positif du mal que Boehme peut espérer que sa défaite sera, un jour, définitive. Le mal est positif. Son existence n’est donc point nécessaire. Voilà en somme ce que sera la solution de Boehme. On voit très bien que le problème reste entier ; il se dédouble même. S’il n’est point nécessaire, le mal reste cependant réel. Son existence non nécessaire doit être expliquée malgré tout. Il faut aussi que son essence, sa qualité positive, le soit également, et que, en tant qu’essence, elle soit quand même fondée en Dieu.

On voit combien la position est délicate et difficile : le mal est nécessaire en tant qu’essence et accident irrationnel en tant qu’existence. Il doit ainsi, quodammodo, être en Dieu et, d’autre part, quodammodo, n’y être point. Or, toute la pensée de Boehme n’est qu’un effort inlassablement renouvelé pour concilier ces thèses et pour trouver enfin le quomodo.

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