Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.
Pour Soljenitsyne, la révolution d’Octobre était une
erreur historique. Son retour à lui, on l’a vu, s’inscrit dans une
utopie : retrouver la Russie rurale, restaurer la langue russe dans sa
pureté non contaminée par la novlangue soviétique, bref, réparer l’histoire
blessée. Chalamov, lui, est souvent perçu au contraire comme un antistalinien
globalement acquis au régime de Lénine.
Disons que Chalamov a, lui aussi, construit son
histoire alternative, son uchronie avec ses propres « si » moins
spectaculaires que ceux de Soljenitsyne et exempts de tout fantasme de
restauration, mais tout aussi irréels : le sort de la Russie n’aurait pas
été le même selon lui s’il s’était trouvé entre les mains de personnes de haute
valeur morale comme certains sociaux-révolutionnaires.
« Si Maria Dobrolioubova avait été autre et si
elle n’était pas morte, l’issue de la révolution russe aurait pu être
différente… Il était une fois une beauté… Blok a parlé d’elle dans son journal
intime ; les meneurs de la révolution l’écoutaient sans murmurer. Entre
les deux révolutions, Macha Dobroloubova se rapproche des SR. La terreur,
l’acte, voilà ce dont elle rêve, ce qu’elle réclame. Elle obtient l’accord des
meneurs. »
De cet intérêt pour les bombistes, Chalamov consacre
également un récit à Natalia Klimova, auteur d’un attentat contre Stolypine en
1906. « La Médaille d’or » ; on pourrait déduire que
Chalamov exalte la terreur politique. Or, les révolutionnaires sont avant tout
dans son œuvre des figures sacrificielles. Maria Dobrolioubova a été incapable
de verser le sang. Sa vie passée lui interdit cet acte. « Sa lutte pour la
vie de ceux qui meurent de faim, pour la vie des blessés… Son travail vivant
avec des gens, son passé historique, ne lui ont été d’aucune aide pour se
préparer à un attentat. » Tuer, ce n’est pas agir. « Elle ne trouve
pas la force de tuer, ni la honte… Elle se tire une balle dans la bouche… il
faut être trop théoricien, trop dogmatique, pour faire abstraction de la vie
vivante. »
Ce que Chalamov admire chez les terroristes, c’est
« le sens du sacrifice », l’abnégation, jusqu’à l’anonymat.
« Combien de terroristes sont morts, sans que personne n’apprenne leur
nom… Les exigences morales et l’abnégation étaient si immenses que les
meilleurs d’entre les meilleurs, déçus par la théorie de la non-bienveillance,
passaient du tu ne tueras pas aux actes, ils en venaient aux révolvers, aux
bombes, à la dynamite. Ils n’avaient pas le temps d’être déçus par les bombes,
tous les terroristes mouraient jeunes. »
Ce n’est sans doute pas un hasard si les deux figures
de révolutionnaires auxquelles il consacre des textes sont des femmes. Maria
Dobroloubova avait un frère, Alexandre Dobrolioubov, poète symboliste qui, au
tournant du siècle, quitta la littérature, se fit pèlerin et sillonna la Russie
de monastère en monastère. Comme sa sœur, il cherchait la conformité entre la
parole et l’action. Il disparut, après avoir fondé une secte dont les traces se
perdirent, un mythe : le départ comme un acte artistique, l’acmé de la
création-vie.
Dobroliouvbov se fit moine au monastère des îles Solovki. Quelques trente années plus tard, Chalamov séjournera à la Vichéra, une annexe des Solkoki. Le sacrifice est un acte créateur, le meurtre ne l’est pas. Les révolutionnaires sont jaugés à l’aune de leur talent ou de leur génie. Dans « Le plus bel éloge : chaque génération de Russes, et pas seulement de Russes, met au monde un nombre égal de géants et de nullités… C’est l’époque qui décide d’ouvrir la route au héros, au talent, ou bien de tuer accidentellement, ou encore de l’étouffer par des louanges, par la prison. »
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