Source : La Philosophie de Jacob Boehme par Alexandre Koyré, Librairie Philosophique Vrin, collection Histoire de la Philosophie.
L’image de la roue éternellement en mouvement, d’une roue qui tourne en cercle autour d’elle-même, sans but et sans raison en un mouvement qui n’aboutit à rien, ne part de rien, ne mène à rien : y a-t-il une image plus nette de la Sinnlosigkeit de cette vie ?
Dans ce mouvement,
tournoiement toujours plus rapide, dans lequel les essences
« s’aiguisent » et sentent qu’elles n’en peuvent plus, qu’il faut que
cela finisse, qu’il faut, coûte que coûte, que quelque chose les délivre, les
sauve (erlöse) ne voit-on pas le désespoir de la vie démonique ? On
comprend bien l’angoisse de ces essences, la haine contre elles-mêmes qui naît
en elles, leur amertume, l’ardeur dévorante, le courroux dont elles sont
embrasées ? Une vie pareille, une vie sans « corps », une faim
éternelle qui se consume et se dévore elle-même, n’est-ce pas le ver terrible de
l’Écriture, ce ver qui se ronge éternellement lui-même, le ver de la mort
éternelle ?
Or, en effet, ce ver, ce tourbillon embrasé, cette roue
d’angoisse des essences courroucées, c’est bien la mort. La Mort, l’abîme qui
est au fond, le centre de la vie. Plus même : qui est le fond et le sens
de la vie. Ainsi, la vie est bâtie sur la mort ; la véritable mort, celle
qui ne meurt pas, qui n’est nullement une simple absence de vie, qui est
quelque chose de positif, une force qui s’oppose à la vie, qui cherche à la
détruire, que celle-ci combat, s’efforce de vaincre, de transfigurer et de
transformer. Or, c’est dans la mort que la vie puise sa force et sa puissance,
et c’est dans sa victoire sur cette mort qu’elle trouve sa joie suprême et son
triomphe éclatant.
Paracelse avait déjà dit : Im Centro alles Lebens
ist Gift. La mort, le ver que Boehme trouve au centre de la vie est, pour ainsi
dire, un poison absolu et ce poison est la source de vie. La mort et l’enfer ne
sont qu’une seule et même chose ; nous comprenons maintenant pourquoi le
monde est bâti sur l’enfer ; pourquoi, en Dieu, c’est le premier principe,
principe et courroux, qui est la base éternelle de la vie et de la joie,
fondement et source de sa vie régénérée dans le deuxième principe, dans la
lumière.
En Dieu, cette roue démonique et infernale, que Boehme
appelle centrum, ne joue, Boehme nous l’affirme, qu’un rôle subordonné ;
c’est elle qui est en lui la source de vie et de puissance ; sans elle,
sans ce tourbillon ardent, Dieu ne vivrait pas ; peut-être serait-il
encore lumière, peut-être serait-il encore esprit. Mais la splendeur,
l’intensité, l’éclat, la joie, la gloire, la vie ne seraient point. Or, si Dieu
n’était pas un Dieu vivant, s’il ne possédait en lui cette source ardente et
courroucée de puissance organique, il ne pourrait créer, il ne pourrait
répandre sur le monde les rayons de sa manifestation créatrice. Dieu, nous
l’avons dit, serait peut-être encore un esprit, un Dieu-lumière, mais il serait
en quelque sorte une lumière froide, un
esprit impuissant.
Pour que Dieu vive, et pour qu’il soit puissant et
créateur, il faut qu’il vive, il faut que « tourne » en lui
éternellement le tourbillon ardent, la « roue des essences »,
éternellement transfigurée et apaisée par les rayons de la lumière, s’incarnant
dans l’éclair. Voilà pourquoi l’éclair qui, finalement, s’échappe du sombre
embrasement du tourbillon en fait un corps doux, blanc, translucide. Et
cependant la roue est toujours là, toujours tournante, toujours naissante,
mourante et renaissante, pour être toujours vaincue et apaisée et pour nourrir
de sa puissance dynamique la vie et l’être spirituel de Dieu.
Cette roue ardente, ce ver rongeur, qui est l’enfer — en effet, l’être des démons n’est pas autre chose que l’être propre de cette roue —, nous n’avons pas besoin de les chercher en haut ou en bas. Ils sont en nous, ils sont nous-mêmes, ils sont dans notre âme, ou, à vrai dire, ils sont notre âme qui est elle-même cette chaîne, ce lien éternellement mouvant.
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