« Je reviens de loin mais j’y retourne »

 

Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.

Saül devient Paul après sa conversion qui est marquée par un épisode de « mort provisoire. » La mort provisoire de Demidov a duré quinze ans et il apparaît comme un double au moment où Chalamov découvre qu’il est vivant. Ressuscité, il bouscule en quelque sorte l’équilibre entre la vie et la mort, créé au gré des textes précédents, ce qui donne l’impulsion d’un nouveau récit.

Dorénavant, Demidov-Kipreïev n’est pas seulement un modèle de comportement un « alter ego » indomptable, mais un témoin légitime de la mort du narrateur lui-même dans le système global des Récits de la Kolyma avec lequel il partage l’expérience de la descente au tombeau : ayant été condamné une nouvelle fois Kipreïev demande à une connaissance d’annoncer sa mort à sa femme et cesse de lui écrire. Cela délivre l’esclave du Goulag des chaînes supplémentaires : l’espoir. C’est dans ce récit que Chalamov formule son credo :

« L’espoir, pour un détenu, c’est toujours une entrave. L’espoir, c’est toujours l’absence de liberté. Un homme qui espère change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu’un homme qui n’a aucun espoir. »

Qui dit double, dit miroir. À la Kolyma, Kipreïev crée une technique pour en fabriquer. L’un de ces miroirs se retrouve entre les mains du narrateur. « Le miroir que m’avait offert Kipreïev n’était pas le résultat d’une transaction commerciale ; c’était une expérience scientifique, la trace d’une expérience réalisée dans l’obscurité d’un cabinet de radiologie. J’avais fait un cadre de bois pour ce morceau de miroir… J’ai toujours ce miroir. Ce n’est pas une amulette. Je ne sais pas s’il porte bonheur. Peut-être attire-t-il, reflète-t-il les rayons du mal, et m’empêche-t-il de me diluer dans le flot humain où personne, moi excepté, ne connaît ni la Kolyma, ni l’ingénieur Kipreïev. »

Le miroir est une archive, un document sur la Kolyma, un bine et un mal : il empêche d’oublier, il empêche le retour à la vie normale. Il maintient Chalamov isolé dans le flot humain. Métaphore traditionnelle de l’entrée dans un autre monde, le miroir permet au narrateur de se réapproprier sa propre hypostase morte, son double, et renseigne ainsi sur la création elle-même, sur la manière dont le texte émerge.

Dans le récit, « La vie de l’ingénieur Kipreïev », le miroir perd sa fonction sacrale et son caractère unique à la Kolyma en 1953, l’année de la mort de Staline, date à laquelle un libre, un grand sage, envoya au bourg un colis de miroirs bon marché. Ces glaces minuscules, rondes ou carrées, qui coûtaient quelques kopecks furent vendues à des prix qui rapprochaient ceux des ampoules électriques. Tout le monde prit de l’argent sur son livret pour en acheter. Les miroirs furent vends en une heure. Alors ma glace de fabrication artisanale cessa de susciter la jalousie de mes invités. »

Avec les années, et, ajoutons-le, avec la résurrection de Demidov, le miroir perd de sa capacité de refléter alors que se renforce son efficacité de gardien de mémoire. « Les miroirs ne conservent pas les souvenirs, mais ce que je cache dans ma valise, il est difficile de lui donner le nom de miroir : c’est un morceau de verre, on dirait que la surface de l’eau s’est brouillée, que la rivière est restée trouble et sale à jamais, après avor retenu quelque chose d’important, d’infiniment plus important que le flux cristallin, transparent et limpide jusqu’au fond. Le miroir s’est troublé et ne reflète plus rien. Mais autrefois, c’était un vrai miroir, un cadeau désintéressé que j’ai gardé pendant deux décennies, des décennies de camps et de liberté semblable au camp, et de tout ce qui a suivi le XX Congrès du parti. »

Le miroir est-il resté dans la valise de Chalamov, avec laquelle ce dernier est rentré du camp ? Les valises étaient dans sa famille, et pas seulement dans la sienne, les cachettes où l’on gardait les archives, les petits cercueils qui attendaient d’être livrés au feu. Le récit sur Kipreïev est écrit l’année même où les relations entre Chalamov et Demidov se distendent : autrement dit, le personnage littéraire Kipreïev s’élabore à mesure que Chalamov prend ses distances à l’égard de l’homme réel, Demidov.

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