« Je leur ferai à tous, Hou ! Rouh !, Hou !, Rouh !... »

Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.

Dans le récit L’Académicien, écrit en 1961, un journaliste vient interviewer un savant à propos de l’intelligence artificielle. L’académicien qui, vingt ans plus tôt, à l’époque stalinienne « avait lancé feu et flammes contre la cybernétique qu’il avait traitée de pseudo-science idéaliste des plus néfaste, affirme aujourd'hui que : dans cette science à la mode, nous avons d’abord pris un léger retard sur l’Occident, mais nous avons vite corrigé cela et maintenant nous sommes les premiers. » Le  journaliste porte le nom de Goloubiev, hypostase autobiographique de Chalamov, tout comme lui dur d’oreille…

Goloubiev évite de prononcer le son « ou » de peur de perdre sa prothèse dentaire et, au moment de partir, il a du mal à glisser ses bras dans ses manches, car ses épaules ont été brisées lors des interrogatoires en 1938. En 1938, Chalamov étiat déjà à la Kolyma et il n’avait pas connu la prison, mais c’est une année rupture, à l’issue de laquelle le narrateur de Triangulation de classe III doute de son existence, « comme si j’étais mort sur un front de taille du gisement Partisan en 1938. »

L’académicien demande : « Vous ne seriez pas ce Goloubiev qui a tant publié du temps de ma jeunesse… au début des années trente ? » Et l’intéressé de répondre : « Non, je ne suis pas ce Goloubiev-là. Je vois de qui vous voulez parler, mais cet auteur-là est mort en 1938. »

L’académicien aurait pu connaître les écrits journalistiques de Chalamov, sa contribution au dialogue, à la mode dans les années vingt et trente, entre science et littérature, mais Chalamov n’était plus ce Goloubiev-là. Il n’est plus celui qui écrivait dans Za oudarnitchestvo, même si, pour gagner sa vie, il est obligé de travailler comme reporter à la revue Moskva, s’épuisant à alimenter la rubrique « Mélanges », une sorte de pot-pourri, pour un salaire de misère.

Goloubiev est un fantôme. Ou un Lazare. Il ne peut plus prononcer le son « ou », le son du non-être. Le préfixe grec de la négation, que l’on trouve notamment dans u-topia. Ou le cri d’Ivan Ilitch agonisant : « Ou ! Ou ! Ou ! cirait-il sur des tons différents. » Ce que la traduction française rend par Ah ! Ou encore le chant funèbre de la révolution de 1905 dans Pétersbourg de Biély.

« Et les nuits ! Étais-tu sorti, la nuit, t’étais-tu aventuré dans les terrains vagues déserts des faubourgs pour entendre l’obsédante, la méchante note du ‘ou’ ? Hou Hou Hou… C’est ainsi que l’espace résonnait : le son, mais était-ce un son ? Si c’était un son, il venait certainement d’un autre monde ; il atteignait une rare puissance et clarté : hou hou hou, cet écho étouffé roulait à travers champs de Moscou, à Pétersbourg, à Saratov ; pourtant, la sirène de la fabrique de vrombissait pas et le chien restait coi. »

Le son « ou », un son d’un autre monde, imprononçable. La bouche, cet instrument du dire, est blessée comme la main qui écrit. 

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