Démon de moindre envergure

 

Source : Les Châteaux de la subversion par Annie le Brun, éditions Jean-Jacques Pauvert.

En 1835, Balzac, vraisemblablement encore troublé comme beaucoup par la vague déferlante de la première révolte absolue contre la condition humaine, éprouve le curieux besoin d’y mettre un terme avec son Melmoth réconcilié. Qu’on ne s’y trompe pas ; ce n’est pas une fantaisie littéraire ni un exercice de style, c’est une mesure d’ordre. Comme d’autres l’ont fait de la dialectique, ici Balzac remet le roman sur ses pieds. L’entreprise et ses conséquences valent qu’on s’y attarde quelque peu.

Au héros de Maturin dont Baudelaire disait : « Melmoth est une contradiction vivante. Il est sorti des conditions fondamentales de la vie ; ses organes ne supportent plus sa pensée », à ce héraut du mal qui n’a pas assez des siècles, ni de l’univers pour répandre sa malédiction, Balzac offre la dépouille d’un caissier de banque parisien qui, pour subvenir à des besoins d’argent grandissants, vend son âme au diable. La dégringolade est aussi terrible que significative. C’est l’imaginaire vaincu par l’ordre rationnel, la métaphysique ramenée à la niche des religions, la poésie disparaissant pour longtemps du roman, désormais acquis au réalisme, c’est-à-dire livré à une surveillance sans relâche qui a pour but de déterminer comme unique référent à l’empire du réel.

Dans le meilleur des cas, le roman pourra devenir ce fameux miroir qu’on promène sur les routes, mais jamais plus ce regard capable d’ouvrir des échappées au plus près, au plus loin. La fiction accède au même coup à l’utilité, elle va servir de garde-fou : si le réalisme règne jusque sur le roman, comment désormais échapper à l’ordre des choses dans la vie ?

Ainsi, ce n’est pas faute d’imagination, mais bine par suite d’une farouche volonté de réalisme chez Balzac que le malheureux caissier Castanier, devenu tout-puissant, se lasse très vite, trop vite de tout, à l’inverse de son modèle en malédicton, le Melmoth de Maturin. Plus exactement, il est repu avant d’être lassé. En quelque sorte incapable de goûter, de comparer, serait-ce les déceptions, il ne consomme les plaisirs que pour produire consciencieusement sa part quotidienne de désenchantement. D’avoir acquis ce pouvoir sans limite, il ne connaîtra qu’un très léger vertige de l’être : celui du nombre.

C’est que, privés de leur dimension imaginaire, tous les plaisirs tournent court. La quantité écrase ici toute notion de qualité. Réalisme oblige. Quelques jours et trois pages suffisent à ce pauvre bougre pour revenir de toutes les jouissances et de tous les crimes, de tous les temps et de tous les pays. Rien d’étonnant à cela : ce pacte avec le diable, le caissier du dixième arrondissement ne l’a signé que pour se dégage d’énormes dettes, d’emprunts frauduleux, mais jamais, au grand jamais, pour sortir des limites de la condition humaine ; Castanier est un maudit économique comme on est aujourd’hui licencié économique. Balzac ne cherche d’ailleurs pas à nous tromper sur ce point : « Castanier n’avait pas, comme son maître, l’inextinguible puissance de haïr et de mal faire : il se sentait démon, mais démon à venir, tandis que Satan est démon pour l’éternité. »

D’où la constante maladresse de Balzac à nous raconter l’histoire de ce démon intérimaire, coincé entre l’absolu et ses colonnes de chiffres. Melmoth réconcilié, c’est Satan chez les ronds de cuir, pris au piège de leur manque d’envergure. Tragédie à rebours : rien n’est plus dérisoire que d’avoir de grands moyens pour de petits besoins. Nous voilà bien loin du combat du ciel et de l’enfer. Ce n’est pas Dieu, comme le suggère Balzac, qui a ici raison  de Satan, mais la médiocrité du monde, comme il va, du monde réel.

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