Source : La Philosophie de Jacob Boehme par Alexandre Koyré, Librairie Philosophique Vrin, collection Histoire de la Philosophie.
Boehme décrit longuement les conséquences terribles de
la rébellion de Lucifer. Les esprits qui « qualifiaient gentiment »
dans le corps céleste de l’archange se mirent tout d’un coup à agir, chacun
pour soi, sans que leur action fût « tempérée » par celle des autres
esprits et unifiée par l’action de l’amour divin. L’équilibre se rompit dans
cet embrasement général.
Chacune des qualités chercha à développer sa puissance
extrême en dominant et en subjuguant toutes les autres qui, en cet endroit
déterminé du corps de l’archange, étaient plus faibles. La chaleur devint un
feu infernal. La qualité amère et la qualité âcre formèrent des corps rigides,
séparés, isolés et « morts » ; l’eau douce elle-même se
corrompit et devint froide et pesante ; l’amour se transforma en
haine ; le son musical devint un bruit discordant et atroce ; la
lumière s’éteignit ; les corps devinrent opaques et impénétrables à ses
rayons ; l’unité harmonique du corpus vivant et cristallin fut brisée.
L’abomination de la désolation, le chaos hostile et le désordre régnèrent
désormais là où Dieu avait créé le plus beau des royaumes angéliques.
Boehme s’efforce, nous le savons bien, d’absoudre Dieu
de toute responsabilité en ce qui concerne l’existence du mal. La chute de
Lucifer est parfaitement irrationnelle ; c’est un pur accident, un acte de
liberté de l’ange ; Dieu lui-même ne pouvait pas l’empêcher. Cependant, ne
pouvait-il point prévoir la chute de Lucifer, et, s’il ne pouvait l’empêcher,
soit le combattre, soit s’abstenir de le créer ? En effet, s’il savait
d’avance que l’archange, aussitôt créé, allait, par sa rébellion, pervertir et
abîmer le beau monde divin, pourquoi l’a-t-il créé ? À cette question
classique, Boheme répond résolument : « Il vaut mieux, pense le théosophe,
abandonner la notion de la toute-puissance ainsi que celle de l’omniscience de
Dieu que de laisser s’établir un soupçon quant à sa responsabilité. »
En effet, si Dieu a pu créer un ange sachant qu’il
allait tomber, on pourrait supposer qu’il a été capable de créer des hommes en
sachant d’avance qu’ils se damneraient, en les prédestinant ainsi, par son acte
créateur, à l’enfer. Pensée horrible pour un Boehme qui ne cesse de proclamer
que Dieu veut le salut de tous, qu’il appelle tous les hommes à lui :
juifs, chrétiens et turcs, qu’ils ne damne personne, qu’il ne peut être hostile
à l’homme, même à l’homme pécheur, sous peine de se « diviser en
soi-même » et n’être plus Dieu, et que l’homme est libre et détermine
lui-même son propre sort.
C’est pour cette même raison qu’il n’a pu combattre
Lucifer. Comment l’aurait-il fait ? En s’embrasant lui-même et en dardant
sur Lucifer les rayons fulgurants et ardents de sa colère ? Mais il aurait
alors lui-même annihilé et réduit en cendres la nature toute entière. Comment,
au surplus, aurait-il pu combattre Lucifer qui est une partie de
lui-même ? Non, Lucifer s’est confondu lui-même, et s’est lui-même
précipité dans l’abîme. Dieu n’y était pour rien.
Cette belle idée, vraiment profonde, coexiste cependant chez Boehme avec celle, plus vulgaire, d’une lutte entre Dieu et le Diable. Une lutte terrible dans laquelle les armées de Michael et d’Uriel combattent celles de Lucifer, ou dans laquelle Dieu lui-même combat l’ange rebelle. La lutte de Dieu contre Dieu, dans laquelle le Père, apparaît comme le Dieu jaloux et courroucé de l’Ancien Testament — voilà ce qu'il bouleverse le monde.
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