Biorobots

 

Source : Le Semeur d’yeux, Sentiers de Varlam Chalamov, par Luba Jurgenson, éditions Verdier.

Une querelle terminologique surgit à ce propos entre Chalamov et Soljenitisyne. Chalamov s’étonne : « Pourquoi zek et non zeka ? » Selon Soljenitsyne, « zek » s’intègre plus facilement à la langue, la capacité de la langue russe à se régénérer même à partir du pire étant une forme de résistance au régime. « Il reste à regretter que le froid ait gelé les oreilles kolymaises. » Derrière cette idée, on devine déjà un projet de restauration, de la langue, de l’identité  russe brisée par les soviets, qui s’exprimera plus tard dans son Dictionnaire russe de l’élargissement lexical.

Le ROUR, Compagne de Régime renforcé, évoque la Ruhr : c’est un paysage industriel. Mais Chalamov, en écrivant le récit éponyme, pensait avant tout à la R.U.R., Rossum’s Universal Robots de Karel Čapek, pièce de théâtre de science-fiction qui donna naissance au terme « robot » dans toutes les langues. « Nous n’étions tout de même pas des robots… » C’est ainsi que commence cette histoire de résistance ou de désespoir : les détenus refusent d’aller chercher du bois après une rude journée de travail et les gardiens sont obligés de céder.

Le paysage du détenu, ce n’est pas seulement la montagne, pas seulement le site industriel qui s’est greffé à la montagne ; en fait partie également son propre corps qui, comme par un effet d’alchimie négative, doit être transformé en or. La Kolyma est une vaste déchetterie pour ennemis du régime, d’où par un effet de recyclage quasi magique surgiront les plus grandes richesses de l’État censés financer son entrée dans la modernité.

« Les États ne veulent pas perdre l’or des cadavres. Depuis la nuit des temps, les administrations des prisons et des camps ont inventorié les dents en or arrachées. Pour ceux qui sont morts dans les fronts de taille de la Kolyma, et ils n’y ont pas vécu bien longtemps, leurs dents, arrachées après leur mort, furent le seul or qu’ils aient fourni à l’État dans les tailles aurifères de la Kolyma. Au poids, ces prothèses contenaient plus d’or que tout ces gens ont extrait, à force de ratisser et de piocher, pendant leur courte vie dans les fronts de taille de la Kolyma. »

Une fois morts, ils sont comptés au nombre de ressources du sol. « La terre s’entrouvrit pour monter ses dépôts souterrains car les dépôts souterrains de la Kolyma, ce n’est pas seulement de l’or, de l’étain, du tungstène et de l’uranium, mais aussi des corps humains et décomposés. » D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Djougachvili choisit comme pseudonyme « Staline », dérivé de « Stal », l’acier, si le mouvement de rééducation lancé dans les années 1930 porte le nom de « refonte », si l’un des romans-phares du réalisme socialiste a pour titre Et l’acier fut trempé. L’homme est une matière qui, à l’instar d’un métal, peut être fondue et façonnée.

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